Fleur pâle

Sa peine de trois ans pour homicide ayant été purgée, Muraki retrouve sa place au sein de son clan de yakuzas à Tokyo. Au cours de ses activités nocturnes, il fait la connaissance de Saeko, jeune bourgeoise qui parie de grosses sommes dans un tripot clandestin. Ils sont immédiatement fascinés l’un par l’autre. En son absence, son gang s’est allié à ses anciens ennemis, dont il avait occis un membre, pour se défendre contre les visées expansionnistes d’un gang originaire d’Osaka. Les hostilités ne vont pas tarder à reprendre...

Masahiro Shinoda est une des figures de la nouvelle vague japonaise au même titre que Nagisa Ōshima et Kiju Yoshida. Si de prime abord, Fleur pâle est un film de yakuzas possédant une intrigue, le cinéaste a créé une œuvre, qui fascine surtout par son ambiance et l’attitude de ses personnages.

Une fois retrouvée la liberté, Muraki (Ryo Ikebe) débarque à la gare d’Ueno où il se mêle à la foule tokyoïte. En voix off, comme dans tout bon film noir, le gangster rumine sur ces hommes, ces drôles d’animaux. On dirait des morts vivants. Ils font semblant de vivre, juge-t-il. Cette entrée en matière dans le style documentaire et pourtant très maîtrisée, nous plonge immédiatement dans la psyché du yakuza.

Il rejoint une salle de jeux clandestine où les joueurs parient de fortes sommes, activité originelle des yakuzas car interdite par la loi. Le mot ya-ku-za correspond à la suite de chiffres 8-9-3, la pire main d’un jeu de cartes japonais.

Muraki y croise pour la première fois Saeko, jouée par Mariko Kaga. Il reconnaît son âme sœur, même si tout semble les opposer et sans la dimension romantique impossible dans ce film nihiliste. La jeune femme appartient à cette tribu du soleil (Taiyozoku), jeunes gens désœuvrés de la bourgeoisie nippone, peuplant les livres de Shintaro Ishihara. Dans Fleur pâle, film noir nihiliste, de soleil il n’en est évidemment jamais question, l’essentiel de l’intrigue se déroulant de nuit.

Fleur pâle est l’adaptation de l’un des romans du futur maire de Tokyo. Ces jeunes trompent leur ennui de leur vie de privilégiés en faisant des conneries. Saeko recherche le frisson la nuit dans le jeu, la vitesse et – principalement évoqué dans les dialogue – la drogue. Et pour cause, les nombreuses scènes de jeu vaudront déjà des ennuis au film avec la censure.

Dans ce Japon de la fin des années 50 et du début des années 60, ils sont le symbole d’une jeunesse en perte de repères. En faisant se rencontrer ces êtres vivant au deux extrêmes de la société japonaise, le cinéaste montre toute l’ampleur de ce mal être. Même certains Yakuzas ne savent plus où se trouve leur place. Lorsque Muraki explique son geste homicide, le personnage de Meursault de L’étranger de Camus sur sa plage n’est pas si éloigné. Le mafieux nippon éprouve aussi l’absurde de son existence.

Fleur pâle transcende le genre par sa thématique, mais aussi et surtout par son superbe traitement plastique et sonore. Filmé dans un noir et blanc somptueux et au contrasté appuyé, Masahiro Shinoda, et son directeur de la photographie et collaborateur sur de nombreux films, Masao Kosugi, font appel à toutes les ressources de la grammaire cinématographique. Ils effectuent en particulier un travail magistral sur les possibilités offertes par le jeu sur la profondeur de champs.

L’atmosphère du film doit aussi beaucoup à la composition de l’environnement sonore et musical. Les sons d’ambiance sont aussi importants que la partition musicale bruitiste de Tōru Takemitsu : le bruit des cartes en bois du Hanafuda, l’antienne des croupiers, le son des horloges...

Dans le meurtre final, la musique de Takemitsu laisse la place au Didon et Énée d’Henry Purcell. Cette assassinat sur fond de musique classique, surement une première pour un film de gangsters, fait évidemment penser au troisième épisode du Parrain, même si les objectifs des deux metteurs en scène sont différents.