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Japon | Etrange Festival 2004

L’Enfer des Tortures

aka Tokugawa irezumishi : Seme jigoku - Hell’s Tattooers - Oxen Split Torturing - Shogun’s Sadism | Japon | 1969 | Un film de Teruo Ishii | Avec Teruo Yoshida, Asao Koike, Masumi Tachibana, Yumoiko Katayama

Usant jusqu’à la corde la série des Tokugawa et exploitant les moindres aspects des zones d’ombres de la société de cette époque, Teruo Ishii nous plonge cette fois dans l’univers des Tatoueurs, délaissant ses films triptyques pour une histoire d’amour sur fond de rivalité entre deux tatoueurs. Bien que l’homme ait des ressources (n’a-t-il pas supporté pas moins de 10 épisodes de la série des Abashiri Bangaichi  ?), on le sait aussi grand improvisateur, l’inspiration semble ici dépérir et une mise en scène brouillonne manquant d’éclat ne parvient pas à retrouver l’impact des oeuvres précédentes, si l’on excepte les scènes chocs d’ouverture et de fin de générique.

Dans ce quatrième opus de la série, le récit de femmes vivant sous le joug d’une tenancière de bordel appuyée par un Chambellan sadique, nous est raconté sur fond de rivalité entre deux tatoueurs, Hidé et Tatsu, dont la personnalité autant que l’art s’opposent. Hidé semble aimer ses modèles, ses dessins sont d’inspiration bouddhistes, célébrant la vie. Alors que Tatsu est un être torturé peignant des motifs monstrueux et grotesques, ne rêvant que de prendre la succession du grand maître du tatouage Goro, afin d’obtenir les faveurs de sa fille. Les deux se disputent la femme ayant la plus belle peau, gage de victoire au concours de tatouage. Alors que Tatsu pense avoir gagné en ayant tatoué de force et en l’absence de son rival, le modèle promis à Hidé ; l’intelligence de son adversaire qui a utilisé de l’encre invisible, déjoue ses attentes et les deux sont déclarés vainqueurs. Ne supportant la défaite, Tatsu aidera à faire accuser du meurtre du Maître Goro, son rival, qui sera expulsé sur une île. Débute alors pour les filles prises au griffes d’un marchand hollandais, un long calvaire qui les mènera à Nagasaki et s’achèvera lors d’un tragique combat final.

Le film, qui s’ouvre pourtant sur une scène de torture, rappelant les persécutions chrétiennes [1] sous le règne du shogun Tokugawa Ieyasu, et le massacre de ces mêmes chrétiens à Nagasaki [2] laisse présager d’une nouvelle frénésie "ero-guro" que l’on avait pu apprécier dans le précédent et extravagant Orgies Sadiques de l’ère Edo. L’idée même d’exploiter toute la variété et la richesse de la mythologie du tatouage est brillante. D’autant qu’originellement cette pratique fût un châtiment corporel [3] infligé aux criminels (tradition venue de la Chine) et deviendra rapidement une mode pendant l’époque Edo. Cette pratique symbolise ici l’oppression faite aux femmes et prostituées dont l’enjeu est le corps comme marchandise. Le marchant hollandais aux penchants sadiques (venant de Teruo c’est la moindre des choses) veut acheter des filles, hors leur prix est plus important lorsqu’elles sont tatouées. Le tatouage est élément de décoration mais aussi de fantasme. Les scènes de tatouage sont pour la plupart honnêtement filmées, même si elle n’atteignent pas la beauté et le réalisme de La femme tatouée de Yoichi Takabayashi (1982).

Si l’on rentre avec intérêt dans ce monde des tatoueurs opérant au sein des maisons closes, on se lasse rapidement de la plate histoire d’amour qui se noue entre Hidé et son modèle. La complexité du rapport entre tatoueur et tatoué si bien décrite dans La femme tatouée est ici à peine esquissée. Autre thème, l’obsession du tatoueur dans sa quête de la peau idéale, décrite par Junichiro Tanizaki dans Le tatouage (Shisei) méritait plus d’attention. En revanche, la scène du concours de tatouages, la plus réussie du film, est un défilé de femmes torse nu arborant des motifs plus fantaisistes les uns que les autres (réalisés à l’époque par des étudiants en arts, les veinards !) et montre bien la fascination qu’exerce cette pratique sur les hommes japonais. Certes le propos d’Ishii n’est pas de coller à la véracité de l’époque mais bien de divertir. Néanmoins un semblant de rigueur et de réalisme s’impose, quitte à passer pour médiocre. Les idées ne manquent pourtant pas, comme lorsque l’on apprend les effet du saké sur la peau humaine. Mais le film souffre de multiples faiblesses, comme lorsqu’il joue de façon caricaturale avec l’image de l’étranger hollandais venant ravir les vierges japonaises pour les offrir à d’immondes seigneurs. Il se laisse aller à l’humour ou au ridicule (faites le choix) en introduisant trois travestis aux milieux de ces poules rebelles luttant pour s’échapper, achevant un peu plus de décrédibiliser son récit.

On ne peut reprocher à Ishii d’avoir voulu pour une fois construire un scénario sur la longueur, travaillant ainsi le développement de ses personnages. En revanche, la mise en scène ne semble pas suivre. La reconstitution en studio des bas fonds de Nagasaki, le combat final, les tatouages fluos décalés, semblent indiquer qu’Ishii s’est bel et bien lassé d’enchaîner les séries autour de la même thématique historique. A peine l’occasion se présentera (l’adaptation des oeuvres d’Edogawa Ranpo), quelques mois plus tard, il démontrera de nouveau toute sa frénésie créatrice dans L’Effrayant Docteur Hijikata. On signalera cependant la partition musicale très réussie de Masao Yagi, fidèle collaborateur.

L’Enfer des Tortures, s’il est loin d’être une réussite cinématographique, laissera entrevoir néanmoins les possibilités et les richesses d’un sujet représentatif de la culture japonaise : le tatouage. Banalisé à l’extrême de nos jours, il est le reflet d’un Japon intime et caché, entre érotisme, marginalité et rituel.

Diffusé à Paris dans le cadre d’une rétrospective Teruo Ishii au cours de l’Etrange Festival 2004, L’Enfer des Tortures est notamment disponible en DVD chez Japan Shock.

[1Au Japon, pendant l’époque des persécutions, les chrétiens mourraient crucifiés et transpercés par des lances.

[2En 1637 lors de l’insurrection des Chrétiens de l’enclave de Nagasaki.

[3Lire le livre de Philippe Pons Peau de Brocart aux Éditions du Seuil (2000).

- Article paru le dimanche 12 septembre 2004

signé Dimitri Ianni

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