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Japon | Festival des 3 Continents 2009 | Festival du film asiatique de Deauville 2012

Licence to live

aka Ningen gôkaku, ニンゲン合格 | Japon | 1998 | Un film de Kiyoshi Kurosawa | Avec Hidetoshi Nishijima, Kôji Yakusho, Shun Sugata, Lily, Kumiko Asô, Shô Aikawa, Yoriko Dôguchi, Ren Ôsugi, Hiromitsu Suzuki, Kosuke Toyohara, Masahiro Toda, Michiko Yamamura, Tarô Suwa, Akira Otaka, Masaharu Ishibashi

À la recherche du temps perdu.

C’est à partir du succès de Cure (1997) que Kiyoshi Kurosawa, de par une reconnaissance tardive, commence à pouvoir tourner des films qui ne s’inscrivent pas strictement dans un genre - pinku, yakuza ou horreur -, à laquelle sa filmographie était jusqu’alors étroitement inféodée. Premier film sur la famille, thème qu’il abordera de nouveau dans Jellyfish (2003) et son récent chef d’œuvre Tôkyô Sonata (2008), Licence to live représente une étape décisive dans le cinéma de Kurosawa. Ce dernier, lors de la présentation du film au Festival des 3 Continents de Nantes, avouera pourtant avoir longtemps été réticent à aborder un genre qu’il considérait comme anti-commercial. Ainsi, celui qui rêve de tourner un road movie dans la tradition de The Last Run (1971) de Richard Fleischer (déjà précité sur l’une des feuilles blanches de l’appartement du couple incestueux de Kandagawa Wars, au milieu d’un concentré des sources d’inspirations de l’auteur) se retrouve à filmer un home movie au beau milieu d’un terrain à l’abandon d’une quelconque banlieue Tokyoïte, conviant avec une rare inventivité une multiplicité d’aspirations cinématographiques dans une parfaite cohérence esthétique et thématique.

Yutaka (Hidetoshi Nishijima), jeune homme plongé dans le coma depuis dix ans suite à un accident de la route, se réveille un beau matin, comme par enchantement, à l’âge de vingt-quatre ans. Il découvre alors un monde qui lui est étranger, totalement bouleversé, à l’image de sa propre famille dont le noyau jadis harmonieux s’est désagrégé. Ses parents se sont séparés alors que sa sœur a quitté le domicile familial pour s’acoquiner avec un marginal sans emploi, dont la seule possession réside en une vieille voiture de sport reluisante. Recueilli par un ancien ami d’enfance de son père, Fujimori (Kôji Yakusho), qui gère une ferme piscicole en lieu et place de l’ancien hôtel ranch familial, le jeune homme va peu à peu tenter de récréer du lien, sous l’impulsion de ce dernier, avec sa famille et son environnement immédiat.

Ce qui s’impose d’emblée à la vision de Licence to live, c’est d’abord la parfaite cohérence de l’œuvre au sein du vaste corpus filmique de Kurosawa. Qu’il filme des fantômes, un yakuza en quête de vengeance ou un père absent et incapable d’assumer ses responsabilités, le cinéaste use des mêmes dispositifs cinématographiques propres à traduire la fragilité d’êtres à l’épreuve du trauma et leur aliénation au monde qui les entoure. Ainsi dans un plan dont seule la vision en copie 35 mm parvient à restituer la puissance d’évocation, le jeune Yutaka se tient allongé sur son lit, hors champ, ses jambes seules dépassant à l’écran. A gauche de l’encadrement lumineux de la porte qui fait face, le père assis apparaît, tapi dans une ombre aussi noire que la trace d’un des fantômes de Kairo (2001), manifestant alors son intention de quitter le pays pour l’Afrique. Cette image, parfaite illustration de l’utilisation de l’ombre et de la lumière dans le cinéma de l’auteur, convie à elle seule tout le désarroi de l’incommensurable distance séparant deux êtres murés dans une incommunicabilité, traduisant un profond malaise à l’œuvre même dans la société contemporaine ; et anticipant Tokyo Sonata dans sa minutieuse description de la faillite du père et de la culture patriarcale qui sous-tend l’édifice social nippon.

Licence to live se livre en réalité au décryptage lucide des mécanismes à l’œuvre, à travers la tentative du héros de rétablir une relation au monde dans un contexte post-traumatique. Kurosawa filmant ces mécanismes avec une rare acuité, doublée ici d’un humour en demi-teinte et d’une certaine ironie, avec toujours la même retenue et distance qui le caractérise. Ainsi on retrouve chez l’auteur l’usage fulgurant d’espaces intérieurs aux sur-cadrages élaborés associés à une profondeur de champ importante, ou encore des extérieurs et des panoramiques aux points de fuite conviant l’imaginaire du spectateur à déborder sans cesse de la réalité du cadre, comme si le film seul ne suffisait à exprimer toute la complexité du réel. Loin de ne remplir qu’une fonction esthétique, ces partis pris systématiques chez l’auteur constituent le pendant de paysages mentaux d’êtres aux prises avec l’indicible, enfermés dans “l’incommunication” avec autrui et soi-même.

Dans la description des difficultés de Yutaka et Fujimori à établir des relations interpersonnelles, ce dernier se refusant à être un père de substitution comme le sera Tatsuya Fuji pour Joe Odagiri dans Jellyfish, une scène illustre particulièrement l’intelligence du cinéaste dans sa façon singulière de figurer cette incommunicabilité par la seule force de sa mise en espace. Lors d’un plan séquence fixe de près de deux minutes, Kurosawa cadre le couloir de la maison donnant sur l’escalier, la nuit. On y voit alors, baigné dans l’ombre, un labyrinthe inhospitalier de cadres aux multiples strates faits d’espaces dissimulés et de recoins intérieurs que l’on devine ; alors que les deux personnages déambulent hagards en se croisant mécaniquement sans jamais s’adresser la parole. Le foyer même devient un espace étranger, oppressant, lieu figuratif d’une relation qui peine à s’instaurer entre les deux personnages.

Il y a par ailleurs chez l’auteur cette constante préoccupation, de l’acceptation du réel ou du tragique de l’existence, qui s’impose contre toute logique ou explication rationnelle. Ainsi il est fréquent que des objets chutent sans raison apparente. L’improbable surgissement de la vie et de la mort qui parait si naturel chez lui, est ici filmé de façon analogue, par le motif de la chute qui encadre le métrage à l’admirable construction cyclique. Kurosawa impose la gravité des corps, motif récurrent, comme signe de l’impermanence de toutes choses. Mais il s’attache à filmer ces instants décisifs dans leur continuité tout en introduisant la distanciation nécessaire à l’objectivation du regard du spectateur. Ainsi, dans le deuxième plan du film, un plan fixe d’une minute, il nous décrit le réveil de Yutaka en arrière plan, alors qu’une infirmière s’affaire au premier plan de l’image. L’attention du spectateur est alors saisie par la chute soudaine du jeune homme au sol, qui s’accompagne d’un seul bruit sourd, suivi dans sa continuité de la réaction stupéfaite de l’infirmière qu’on nous donne à voir. Alors qu’il aurait pu traiter la séquence par un contrechamp ou en accentuer l’effet dramatique par de la musique, Kurosawa préfère dédramatiser ce climax comme pour mieux laisser le spectateur s’imprégner de cet effet de réel et en méditer le sens. Faisant écho à cette séquence, la scène finale montrant la chute d’un amoncellement d’appareils ménagers sur le héros participe du même parti pris, même si elle devient cette fois plus prévisible.

Chez Kurosawa le trauma semble précéder l’existence. Le policier de Charisma (1999) ou de Rétribution (2007), le couple de Séance (2000), Goro Anjô du diptyque Revenge (1997) ou le Nijima de Eyes of the Spider (1998) sont chacun à leur manière dans une perpétuelle tentative de survivance face à l’événement traumatique. Il y est à chaque fois question d’un passé qui ressurgit pour mettre en péril la normalité du rapport au présent et au monde des protagonistes de l’auteur. La mémoire joue ainsi un rôle crucial dans le dispositif cinématographique de Kurosawa. Nullement limitée à la seule fonction d’enregistrement du réel, elle participe activement à la force narrative même de l’œuvre. Il suffit de se rappeler de Loft (2006) ou de Rétribution, films dans lesquels la mémoire s’incarne physiquement dans le fantôme, revenant ainsi menacer le présent. Nombre de personnages hantant les films du maître sont décrits à travers le prisme de leur cheminement vers leur réappropriation de cette mémoire, constitutif substantifique d’une identité et d’un rapport au monde. Ainsi Yutaka cherche t-il à dépasser le trauma de l’oubli à l’œuvre par la réactivation d’un passé, ici symbolisé par l’hôtel ranch tenu jadis par sa famille, qui devient l’épicentre des enjeux narratifs du film et de la propre reconstruction identitaire du héros.

De tous les films de Kurosawa, Licence to Live est assurément celui qui établit le lien le plus concret entre mémoire et identité individuelle. L’ensemble du film est construit sur la réappropriation par Yutaka de cette mémoire disparue ou enfouie durant ses dix années de coma. Kurosawa nous montre alors un processus qui passe successivement par la reconstitution d’une mémoire “historique” dans un premier temps (Yutaka parcourant des cassettes d’actualités) ; puis “sentimentale” à travers les traces de son enfance, lorsqu’il tente de renouer avec d’anciens camarades de classe. Mais ces fragments ne suffisent à combler un manque et un mal être plus profond, à l’image d’un plan large montrant le visage vide et inexpressif de Yutaka à côté de son ami téléphonant sur le toit d’un immeuble, avec en arrière plan d’immenses containers sphériques soulignant l’hostilité du paysage urbain tout autant que l’aliénation implicite du héros. Au final son cheminement le mènera à se confronter à chacun des membres de sa propre famille, prisme identitaire le plus profond, et parviendra l’espace d’un instant, d’une intense émotion jamais forcée, à recréer l’illusion d’une harmonie disparue. Là encore Kurosawa démontre toute l’intelligence et l’originalité de sa mise en scène. Lors d’un plan assez court au cadrage parfaitement élaboré, les trois membres de la famille assistent médusés à l’apparition du père miraculé, qui s’incarne littéralement à travers les actualités diffusées par un vieux poste de télévision rapportant le sauvetage d’un navire en route vers l’Afrique. Même le cheval, jadis partie intégrante de la famille à travers le tableau figurant au mur, se retrouve convié dans le plan, alors que Kazaki (Shô Aikawa), le compagnon de la fille, est lui temporairement hors champ. Ce plan d’ensemble qui fige un passé disparu à jamais, convie par sa fugacité l’expression parfaite du bonheur familial que Yutaka n’aura cessé de rechercher aveuglément à travers sa quête identitaire. Cette unique scène, à la fois insignifiante et bouleversante, témoigne d’un zénith illusoire qui sera suivi d’une nouvelle désagrégation de ce passé et d’un retour tragique au réel et à la cyclicité de l’existence, non sans provoquer chez Yutaka une prise de conscience salutaire.

Fascinant parcours que ce Licence to live aux personnages singuliers. Shô Aikawa, égal à lui-même, retrouve ici un nouveau contre emploi que l’auteur n’aura cessé de lui offrir, bien avant Miike ; alors que Kôji Yakusho, d’une justesse imparable, trouve un splendide second rôle à sa mesure en marginal “recycleur” de rebuts ménagers, vivotant d’un élevage de carpes, qui sert de guide spirituel impulsant le retour à la vie du héros. Sans oublier une nouvelle apparition de la divine Yoriko Dôguchi, actrice fétiche du cinéaste, ici dans le rôle d’une aspirante chanteuse et joueuse de ukulélé [1] absolument rayonnante dans un numéro de cabaret, interprétant Moonlight Review du compositeur Gary Ashiya au cours d’un plan séquence poétique et lumineux.

L’imaginaire saisissant du cinéaste en constante réinvention, convie par la magie du cinéma une nouvelle créature, ici un cheval, à la fois réel, symbolique et référentiel ; par le prisme de qui, à l’instar des méduses de Jellyfish, Yutaka commence à rétablir sa relation au monde. Si l’auteur semble se conformer aux canons du home movie, il en renouvelle pourtant subtilement la forme en conviant ses propres aspirations personnelles, écartelées entre le cinéma de genre américain des années 60/70 et la nouvelle vague française. Le motif du ranch et la trajectoire du héros renvoyant immanquablement au western, dont l’esprit du chef d’œuvre atypique de Peckinpah The Ballad of Cable Hogue (1970) servit de matrice au film. Alors qu’il fait un emprunt avoué au cinéma d’horreur via la tronçonneuse brandie par Ren Ôsugi dans une scène clé du film, sans oublier la vieille cabriolet rouge décapotable de Shô Aikawa qui semble tout droit sortie du Week-end [2] (1967) de Godard.

A travers une véritable leçon de vie comme de cinéma, Licence to live s’impose comme l’un des films les plus existentialistes de son auteur à l’image de l’interrogation finale de Yutaka ; traduisant une profonde réflexion sur le rapport à l’autre et à soi-même au cœur de la décomposition du monde moderne. Véritable chef d’œuvre, loin d’être pessimiste, comme la fin tragique de son héros pourrait le suggérer, le cinéaste montre que le salut de l’homme réside, non pas dans un retour au confort du passé, mais bien dans l’acceptation de la cruauté du réel, inévitable préalable à la reconstruction d’un nouveau futur.

Film diffusé dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Kiyoshi Kurosawa, au cours de la 31ème édition du Festival des 3 Continents.

Licence to live est disponible en France en DVD sous-titré français, dans un coffret double DVD comprenant également Doppelganger et édité par Arte Vidéo.

[1A noter que l’actrice chante et joue réellement du ukulélé. En 2007 elle a même débuté une carrière de musicienne dans le groupe Paititi. Passionnée par les années 60, elle y convie la culture Tiki (sorte de pendant exotique de la culture pop américaine des années 50 et 60). On peut également l’écouter et la voir dans le film Ukulele, Paititi the Movie (2009) signé Tomoo Haraguchi, réalisateur du culte Mikadoroido (1991).

[2Pour les spécialistes, il s’agit d’une Honda S800 de 1967, le même modèle que celui utilisé par Godard dans la séquence avec Jean-Pierre Léaud. A noter que selon Kiyoshi Kurosawa lui-même il ne s’agit pas d’une référence délibérée, mais bien d’une coïncidence. En voici la preuve par l’image : http://img193.imageshack.us/img193/9860/licenseweekend.jpg.

- Article paru le vendredi 11 décembre 2009

signé Dimitri Ianni

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