Luna Papa
Dans un petit village tadjik, la famille Bekmaroudova vit sa singularité. La jeune Mamlakat est passionnée par le théâtre et les acteurs, son frère Nasreddin se prend pour un avion depuis qu’il a sauté sur une mine en Afghanistan, et le père élève ses lapins en repoussant, l’arme au poing, le tentatives de racket des soldats en faction sur place. L’équilibre déjà fragile des Bekmaroudova bascule le jour où, dans une étreinte improbable, Mamlakat tombe enceinte d’un inconnu qui se déclare acteur, dans l’anonymat de l’obscurité. Pour éviter de voir son honneur bafoué, papa emmène ses enfants sur les traces des membres d’une troupe dont Mamlakat a manqué la prestation scénique, afin de retrouver le responsable de cette grossesse accidentelle. C’est l’Art que l’on brutalise...
Si je devais choisir une image, une scène pour incarner la dernière édition du Festival des 3 Continents, je retiendrais certes l’intégralité du Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa, mais aussi l’incroyable tableau érotique qui sert de point de départ à la narration débridée de Luna Papa. Mamlakat - sublime Chulpan Khamatova [1] -, suivie par une ombre qui tente de la séduire dans la nuit, l’entraîne sans le savoir au bord d’un précipice où les deux inconnus basculent et deviennent amants. L’homme la serre contre lui, ses mains parcourent ses formes au cours d’une chute onirique où, de dos, la jeune femme s’initie aux plaisirs d’une étreinte anonyme et idéalisée. Hors du temps, défiant les lois de la physique, ce glissement amoureux est aussi cinématographique : au cours de cette union, le film de Bakhtiar Khudojnazarov, couronné d’une Montgolfière d’Or en 1999, bascule pour notre plus grand plaisir dans un singulier affranchissement narratif.
Car s’il n’était pas suffisant que Nasreddin se prenne pour un bombardier, voilà que son père en fait son bras armé, dans sa croisade qui est à l’opposé du défenseurs des Arts. Les acteurs et leur légèreté incarnent ici l’irresponsabilité totale, source des tracas d’un père qui voit la réputation de sa famille partir en fumée, et font l’objet d’une traque quasi-absurde dans sa brutalité, de cinéma et donc sans conséquence, source d’un véritable plaisir de spectateur. Celui-là que traque Mamlakat, dans sa passion pour des représentations scéniques, et que l’on retrouve dans tous les protagonistes du film, du père improvisé, faux membre de la Croix Rouge qui fait commerce de sang, au pilote d’avion voleur de moutons... et de vaches, qui tombent du ciel. Je n’en dirai pas plus.
Ce singulier tableau tadjik, porté par la voix d’un bébé en gestation, qui lorgne d’une certain façon du côté des débuts de Kusturica et autres Kaurismäki, est un film de plaisir : celui de rire de tout, avec enthousiasme et un amour immodéré du théâtre et de l’absurde. Principal ressort comique du film, la naïveté de Mamlakat contribue à son charme incroyable, et contamine le point de vue du réalisateur qui n’hésite pas, à plusieurs reprises, à sombrer dans l’improbable, voire le fantastique. Sans renouer avec la grâce érotique de cette première étreinte mais qu’importe : car Luna Papa est tellement bien réalisé et incarné que les émotions qui s’y succèdent, dans un tourbillon de vie, ne s’éclipsent pas les unes les autres. Elles s’étirent et se mélangent, pour livrer une très bienvenue sensation de fraîcheur. On ne soupçonnait pas – avouez-le – que le cinéma tadjik soit si enivrant !
Luna Papa a été programmé dans la rétrospective des Montgolfière d’Or, au cours de la 30ème édition du Festival des 3 Continents. Il était par ailleurs sorti sur nos écrans, à la fin du siècle dernier.
[1] Revue depuis dans Good Bye Lenin ! notamment.