2046
« Selon moi, le temps, nous prive de façon irrémédiable d’une certaine innocence. On avance, et inévitablement on est amené à se retourner pour regarder le chemin parcouru. On commence à se souvenir des choses que l’on avait rêvé de faire mais qui sont restées lettres mortes ; on commence à se demander ce qui ce serait passé si on avait pris une autre décision ce jour là. Impossible de le savoir. On est bouleversé à la pensée de tout ce que l’on aurait pu vivre et forcément, on ne peut que regretter. Je suis persuadé que les endroits de passage sont déterminants dans les relations humaines. Nous ne choisissons pas vraiment nos amis. En fait, ce sont les gens qui vivent autour de nous qui deviennent nos amis. »
Wong Kar-Wai, entretiens, août 1997, avec Jimmy Ngai (Park Hyatt Hotel, Tokyo) pour « Chunking Express ».
Quatre ans après In the Mood for Love, le cinéaste hong-kongais Wong Kar Wai en réalise son pendant, 2046.
Et on replonge avec lui dans une Chine rêvée où ses créatures, drapées dans des étoffes splendides à la coupe soignée, se meuvent au gré de la réalisation onirique et vaporeuse de l’auteur. Le ralenti imprimé au mouvement d’une jambe galbée aperçue par la fente d’une jupe, un regard de noceur capté à travers la fumée d’une cigarette, des hommes et des femmes qui vivent leurs amours au rythme d’une musique lancinante ou d’un opéra trop entendu, une mèche ajustée dans la composition d’une coiffure d’un autre temps. On se retrouve à son aise, noyé dans l’atmosphère trouble qui nous avait bercés dans In the Mood for Love. Une atmosphère qui n’est pas sans rappeller le Shanghaï stylisé et malsain du film de Joseph Von Sternberg, The Shangaï Gesture.
2046 nous avait été annoncé comme une suite à In the Mood for Love. Et effectivement, on y retrouve des motifs, des signes venus de cet autre film. Le numéro d’une chambre 2046 - qui était aussi celui de la chambre clandestine dans laquelle se retrouvaient les deux amants tristes -, le personnage de Chow (Tony Leung) qui est de nouveau le personnage principal, la fable du secret gardé dans le creux d’un arbre... Et pourtant ce n’est plus la même histoire. C’est une variation.
2046, nous conte l’errance personnelle et sentimentale d’un Chow Mo-wan, littérateur fatigué et séducteur désabusé dans la Chine des années 60. Comme revenu sans espoir de son histoire platonique, impossible et bouleversante avec Su Li Zhen, la femme mal mariée, Chow Mo-wang se livre - ou plutôt ne se livre pas - aux multiples conquêtes qui s’offrent à lui à Singapour ou à Hong-Kong. Les femmes de Chow passent, s’échappent ou se font rejeter comme passent les réveillons de Noël. A chaque réveillon en effet, correspond une histoire avec une femme.
Un amour malheureux et placé sous le signe du souvenir douloureux avec Su Li Zhen (Gong Li), homonyme de la femme aimée. Cette joueuse professionnelle, mystérieuse femme en noir et figure maternelle, utilise un subterfuge pour faire partir Chow de Singapour. Un amour joueur, passionné, truqueur avec Bai Ling (Zhang Ziyi), courtisane séduite et abandonnée. Un amour platonique et placé sous le signe de la littérature avec Wang Jing-Wen (Faye Wong), la fille aînée du propriétaire de l’Oriental Hotel, meublé où les personnages promènent leur mal de vivre. Passionnément éprise d’un japonais, contrariée dans son amour par son père, nègre à l’occasion de Chow.
Cette mosaïque de visages et de caractères féminins, différents et complémentaires, forme une image fantômatique de la Femme à multiples facettes, telle que Wong Kar Wai nous l’avait déjà donnée à voir dans Chunking Express (mais dans une toute autre veine). L’ensemble est complété par la série des androïdes féminins tout droit sortis de l’imagination et du roman de science fiction que rédige Chow, 2046, dont les images viennent interférer avec la réalité de la vie de l’auteur. Et tout comme le nonchalant et mélancolique M. Chow, le réalisateur nous entraîne de femme en femme, toutes magnifiées par l’éclat d’une lumière chatoyante et chaude, dans son badinage étincellant et infiniment triste.
La forte impression laissée par le film est renforcée par l’attente et la curiosité qu’il a généré. Car au film est attaché l’histoire de sa réalisation. En effet, on en a raconté tant et tant...
2046, c’est 5 ans de tournage. Un film dont la réalisation débute concomittamment avec celle du précédent film de son auteur, In the Mood for Love. Des premières bobines tournées en 1999, il ne reste que deux scènes avec les acteurs Chang Che et Carina Lau - qui ne seront finalement pas les personnages principaux. 2046, c’est aussi l’arrivée rocambolesque des bobines du film au Festival de Cannes 2004, bien au-delà de la date limite de réception des films, larguées par jet privé en parachutes.
L’attente donc, mais aussi l’espace et le temps. Et c’est bien de ces thèmes dont il s’agit dans 2046. Le vagabondage désenchanté et paresseux de Chow Mo-wan est une suite d’allers et venues entre un passé fantasmé et un futur rêvé.
Le passé, c’est celui de son amour passé et enfui. C’est aussi et surtout celui des décors et des modes de vie dans lequel évoluent les personnages. Les hôtels meublés, les salles de jeu enfumées et les restaurants pourpres sont tout droit sortis d’un tableau à l’esthétisme maniéré. Wong Kar Wai (re)créé un art de vivre nostalgique, une manière de manger, bouger, fumer, s’habiller. Mais ce décor est plus fantasmé qu’issu d’une réalité historique. Paradoxallement, Wong Kar Wai utilise à l’occasion quelques images d’archives.
Le futur est lui aussi fictif. Il s’inscrit dans le film par le biais de l’écriture. Chow, le romancier, écrit pendant ces années ,2046, un récit de science fiction érotique où un train se rend dans un lieu où les souvenirs ne se perdent pas et d’où ceux qui y partent ne reviennent pas. Ce lieu, c’est 2046.
Le trouble vient de ce que passé et futur sont intrinsèquement liés, et que nul ne sort indemne de leur confrontation, car « (...) le temps, nous prive de façon irrémédiable d’une certaine innocence ». Cette idée se renforce lorsque l’on sait que 2046 est aussi une date liée à l’histoire de la Chine. En 1997, Hong Kong a été retrocédé à la Chine. A ce moment, les autorités chinoises ont promis que pendant 50 ans, elles ne procéderaient à aucun changement, notamment dans les institutions en place. En 2046, Hong-Kong sera confronté à un choix entre son passé et son futur.
Ainsi, 2046, le film, se construit autour de motifs temporels, de leitmotivs spaciaux, de symboles répétitifs et d’autoréférences. Pourtant, au-delà de ce symbolisme, le spectateur se laisse prendre par des moments de beauté en apesanteur : une femme fumant sur le toit de l’hotel, les chevilles d’une autre dansant un étrange pas de deux en récitant des rudiments de japonais, des jeux amoureux dans les communs d’un hôtel indifférent. Des moments seulement... Le fil narratif s’enfuit. Les personnages évoquent leur départ et ne reviennent pas. Tous disparaissent, à destination du Japon, de Singapour, de Pnom Phen... peut-être. Seul reste Chow - dont le double du train de 2046 est pourtant l’unique voyageur à en être revenu.
Voir aussi l’article de Kizushii.



