24 City
Les annales chinoises permettent aux astronomes de retrouver la trace de comètes dont le passage date de plusieurs siècles avant notre époque. Jia Zhang Ke en est un continuateur, à sa façon, lorsqu’il observe, reconstitue et filme la trajectoire de la société chinoise en route vers le capitalisme. 24 City représente son œuvre la plus ambitieuse en termes de perspective historique évoquée. Du haut de l’entrée monumentale de l’usine d’armement 420, six décennies d’histoire chinoise nous contemplent.
Jia Zhang Ke a choisi de faire tourner sa caméra dans un microcosme de la Chine. Située à Chengdu, cette usine constituait une véritable ville dans la ville avec sa cité ouvrière, ses écoles et même sa limonade en été... Elle est le vestige d’un monde en passe de disparaître comme la vallée submergée par le lac de retenue du barrage des trois gorges dans Still Life. L’usine 240 va être détruite pour faire place à un complexe immobilier de luxe : 24 City.
Le réalisateur chinois raconte l’histoire du détachement des ouvriers et de leur famille avec l’expérience socialiste chinoise. Un temps modèle de la société voulue par les leaders communistes, l’usine 420 va rejoindre les poubelles de l’histoire, pour reprendre la fameuse formule de Trotski. La société chinoise a changé : son modèle de production n’est plus adapté à la nouvelle économie et le travail proposé ne répond plus aux aspirations des dernières générations.
C’est tout un monde qui sépare l’ancienne et la nouvelle génération. Le premier témoin, un ouvrier, raconte avec émotion comment son maître à l’usine lui avait inculqué le respect des outils. Ils ont été fabriqués et utilisés par d’autres ouvriers ; par considération pour eux il faut s’en servir pratiquement jusqu’au point de rupture. Le film se clôt sur le témoignage d’une jeune femme qui se déplace à Hong Kong pour acheter des articles de mode pour le compte de riches bourgeoises de Chengdu. Son rôle d’intermédiaire lui rapporte 1000 yuans par pièce. Elle symbolise l’opulence dans laquelle vit désormais une frange de la population chinoise. Et si elle n’y appartient pas, elle doit cependant sacrifier au culte du veau d’or. Elle se déplace en New Beetle, dont Jia Zhang Ke souligne l’incongruité dans le milieu où elle vit.
Entre les deux, on trouve une génération en manque de repère, trop habituée à l’ancien monde pour s’insérer pleinement dans le nouveau. Pas facile de passer d’un monde où tout est organisé pour vous, à une société où l’individu est laissé à lui-même.
La grande réussite du film est de mêler l’intime au collectif, de raconter l’histoire avec un grand H par l’intermédiaire de témoignages. Le film nous touche aussi bien lorsqu’il s’agit d’interviews de personnes réelles ou fictives, créées sur la base de témoignages recueillis par l’équipe du film. Jia Zhang Ke continue de brouiller la frontière entre fiction et réalité.
En parallèle aux témoignages qui dépeignent le déclin de l’usine au fil des années, Jia Zhang Ke filme sa destruction physique. Encore en activité dans les premiers instants du film, elle va être progressivement débarrassée de ses équipements et de tout ce qui peut être récupéré, avant d’être nivelée.
Comme le réalisateur taiwanais Tsai Ming Liang, Zhang Ke possède ce don de sublimer le banal. Un atelier à moitié démoli devient subitement beau par la magie du cadrage. Ce rapprochement est pour le moins farfelu si l’on considère leur thématique respective, mais les deux réalisateurs partagent aussi ce goût pour les citations cinématographiques. Jia Zhang Ke a ainsi un faible pour John Woo à qui il emprunte ici la chanson interprétée par Sally Yeh dans The Killer. Il franchit même un nouveau pas en faisant jouer par Joan Chen une travailleuse dont le surnom était celui du personnage qui l’a rendue célèbre : Petite fleur.
Diffusé hors compétition lors de la 30ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes).



