15
A la base de 15, il y a un court-métrage éponyme qui aborde le quotidien de trois Ah-Bengs - des jeunes voyoux de Singapour qui se positionnent ostensiblement en marge du système et évoluent en bandes. Formé au clip et au format court, le jeune Royston Tan (à peine 27 ans) a décliné son court en long, pour livrer un portrait cinglant d’une jeunesse désunie dans la fraternité. Dans sa version longue, 15 s’articule librement autour de deux groupes d’adolescents de quinze ans dont le liant est Shaun, un garçon qui a délaissé ses premiers amis pour se constituer un autre noyau de destruction.
Rétroactivement, il est aisé de se rendre compte que la seconde et nettement plus longue partie de 15 est une annexe de la première - en réalité le court d’origine dans son intégralité. Le premier groupe d’ami de Shaun en effet est moins violent, moins éloigné de ses contemporains que le second. Si les trois adolescents portent déjà en eux les stigmates d’une rebellion (rejet de l’autorité parentale, consommation excessive de tabac et drogues, visionnage passif de films pornographiques et surtout les rixes inter-bandes), un simili-contact existe toujours avec leurs contemporains - au travers notamment de leur volonté de livrer une prestation de qualité pour le spectale-karaoke de leur école. Désireux d’être provocateurs, les deux héros délaissés par Shaun (qui intervient ici uniquement en flashback, empreint de doutes quant à la viabilité de toute forme d’amitié) reviennent presque malgré eux dans le giron des modes adolescentes des jeunes "intégrés", au travers de leurs goûts musicaux par exemple. La violence est présente mais pas définitive, et les exclus potentiels se maintiennent en suspension entre deux modes de vie - et ce jusqu’à ce que l’un des deux soit écarté du domicile familial pour cause d’échec scolaire.
Dans sa seconde partie qui contitue le véritable cri de détresse de 15, le tableau est tout autre. Les stigmates de Shaun ont notamment trouvé une incarnation sous forme de piercings et abondance de tatouages, et les rixes qui les opposent à d’autres bandes sont plus sanglantes. A ce duo d’Ah-Bengs vient s’ajouter un troisième personnage, qualifié de "mort-vivant". Un ancien ami de Shaun devenu ennemi, qui redevient son ami après lui avoir sauvé la mise (dans une lutte contre des ados soutenant l’utilisation abusive du "good english" pronée par le gouvernement) et qui cherche un immeuble de qualité du haut duquel se suicider, afin que tout Singapour soit au courant de sa mort. Un personnage androgyne, hype et fascinant, qui introduit de façon pernicieuse car presque légère le nihilisme rémanent de 15 (épouvantable séquence de coups de cutter auto-infligés). Après la disparition de ce trublion showman/suicidaire, 15 se concentre sur l’amitié perverse de Shaun et Vynn. Les paroles laissent la place aux actes, et la réalité de la violence assumée de leur vie éclate au grand jour, à coups de piercings en gros plan et autres ingestions de préservatifs goinfrés de cachetons. Aux larmes s’ajoutent divers fluides corporels qui trahissent autant de blessures et mutilations, personnelles et/ou sociales, et le sourire du spectateur s’efface définitivement pour laisser place au malaise.
Pourtant ce qui subsiste de 15 - outre les prestations étonnantes de ces véritables Ah-Bengs - c’est la démonstration de fraternité qui nous y est livrée. L’amitié inconditionnelle de Shaun et Vynn (en opposition totale avec les doutes qui caractérisent Shaun dans la première partie) dépasse de loin les liens du sang et rend crédible un nihilisme pourtant déroutant. La beauté terrible de cette relation permet de faire passer la pilule stylistique de l’ensemble, clippé jusqu’à provoquer de véritable ruptures non seulement visuelles mais aussi sonores (la volonté de ne pas raccorder certains montages audio), certainement dans le but d’augmenter encore le côté incisif du film. Tour à tour maîtrisé et débridé, extrème et subtil, 15 n’en constitue pas moins un témoignage radical et précieux, dont on espère qu’il pourra en dépit de la censure locale, s’imposer non pas uniquement sur le circuit des festivals, mais aussi à l’intérieur du système qu’il dépeint.
15 a obtenu le prix du jury à l’occasion du 6ème festival du film asiatique de Deauville.
Le film sera par ailleurs diffusé lors des Rencontres du cinéma asiatique de Paris (du 31 mars au 4 avril), en présence du réalisateur.


