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8 Mile

USA | 2002 | Un film de Curtis Hanson | Avec Eminem (Marshall Mathers), Kim Basinger, Mekhi Phifer, Brittany Murphy, Evan Jones, Omar Benson Miller, De’Angelo Wilson, Eugene Byrd, Taryn Manning, Larry Hudson, Proof, Michael Bell, DJ Head

Ce dimanche 2 mars sera donc placé sous le signe du film "musical", même si 8 Mile est un film très différent du très enjoué Chicago de Rob Marshall (cf. article)...

On ne peut pas vraiment dire que je sois un très grand fan de rap - je suis plutôt thrash et jpop, à vrai dire - mais comme je ne vis pas dans un trou (ou alors si, mais avec l’ADSL ! ;-) j’ai tout de même très largement entendu parler d’Eminem. Je pensais même avoir déjà entendu des morceaux du jeune homme qui enterre, au niveau ventes, Madonna et Britney Spears, et n’en avait gardé aucun souvenir justifiant que je creuse les aptitutes prétendues de cet artiste, visiblement objet de nombreux débats. Du coup, l’annonce de la mise en chantier d’un "biopic" mettant en scène la jeunesse d’Eminem ne m’avait pour ainsi dire pas retourné - en dépit du fait qu’il soit réalisé par cet élève parfois très doué qu’est monsieur Curtis Hanson (Bad Influence, LA Confidential). Il faut croire que je me suis trompé sur toute la ligne : il a suffit que je voie une seule fois la bande annonce de 8 Mile, accompagnée de l’incroyable Lose Yourself, pour avoir envie d’en savoir plus. Vous savez ce qu’on dit sur les gens qui ne changent pas d’avis...

Certes 8 Mile nous expose la jeunesse de cet artiste aujourd’hui consacré qu’est Eminem ; maintenant il était certainement délicat de faire jouer au rappeur, pour sa première apparition à l’écran, son propre rôle dans l’histoire de sa vie sans le faire passer pour un épouvantable mégalo. Eminem devient donc Jimmy Smith Jr, aka B-Rabbit, un jeune ouvrier qui rêve d’échapper à son destin par le biais du rap. Contraint de revenir vivre auprès de sa mère alcoolique (Kim Basinger) et de sa petite soeur, Jimmy doit pour réussir s’imposer du "mauvais côté" de 8 Mile Road (frontière entre le centre ville de Détroit et ses premières banlieues, et par conséquent véritable démarcation sociale), dans un monde d’affontements verbaux undergrounds au sein duquel le "white boy" est loin d’être le bienvenu...

8 Mile aurait pu se contenter d’être un énième Boyz N the Hood (John Singleton - 1991), et d’exploiter les talents de Marshall Mathers en matière de phrasé uniquement pour doubler les revenus du film avec les ventes de sa BO. Le scénario de Scott Silver (pourtant coupable de celui de The Mod Squad en 1999) s’articule cependant autour d’une conception très différente du film "social" traditionnel. En effet, s’il fallait à tout prix trouver une comparaison pour expliciter le genre défini par 8 Mile, je dirais qu’il se situe au croisement (a priori improbable) de Rocky (John G. Avildsen - 1976), Good Will Hunting (Gus Van Sant - 1997) et... Ridicule (Patrice Leconte - 1996).

8 Mile obéit en effet à la structure du film de sport - quand celui-ci est abordé en tant que tremplin de la réussite sociale. Rocky, Girlfight... la boxe a longtemps eu l’exclusivité de cette approche, de par la nature éminemment violente du sport lui-même. Les similitudes entre la boxe et le rap, tel que dépeint dans 8 Mile, sont d’ailleurs surprenantes ; il y a dans les deux "activités" la même hargne, la même nécessité de savoir encaisser des coups avant même d’en donner. C’est d’ailleurs ici que 8 Mile rejoint d’une certaine façon Ridicule : les joutes de rap orchestrées par Future (Mekhi Phifer) dans les murs du Shelter partagent avec le film de Leconte le potentiel dévastateur - voire mortel - des authentiques joutes verbales. Les duels de rap qui opposent Rabbit, en tant que membre du collectif 3 1/3 (313 est l’indicatif téléphonique du centre-ville de Détroit), à un collectif "ennemi" sont d’une violence effrayante. Ici, le but du jeu n’est pas uniquement de faire preuve de talent rythmique et "poétique", mais véritablement de détruire son adversaire, sans lui porter un seul coup physique. Les joutes deviennent ainsi rapidement d’authentiques combats, et les mots vont souvent tellement loin que l’on redoute leurs conséquences, au-delà du KO que représente le fait d’avoir le bec cloué.

Aux côtés de cette vision très sportive d’un phénomène musical qui apparaît comme un véritable manifeste culturel, le scénario de Scott Silver parvient aussi à aborder des questions d’exclusions et de racisme, sans jamais forcer la dose sur un discours politiquement correct. Là où le film, de façon subtile, devient vraiment pertinent en tant qu’oeuvre musico-sociale, c’est qu’il rend compte du fait que la voix a fini par remplacer les armes à feu. Ainsi, à chaque fois qu’un flingue apparaît au cours d’une rixe dans 8 Mile, il y a toujours quelqu’un pour tirer une ligne, pour éviter que les mots ne soient remplacés par autant d’impacts fatals. Pourtant c’est bien là l’ambiguïté du rap dans sa version "duel" : combien d’insultes un homme peut-il encaisser avant d’en venir aux mains ? Et dans quel cas est-ce que les mots deviennent une arme plus dangereuse encore ? Le personnage de Rabbit/Eminem répondra à cette question à la fin du film, au cours de sa dernière prestation au Shelter : lorsqu’un homme est capable d’accepter ses défauts tout en mettant en lumière ceux des autres, nul ne sait jusqu’où il pourra aller, et si les armes à feu elles-même auront encore le pouvoir de l’arrêter... Une démarche qui revient aussi, pour Rabbit, à accepter le comportement douteux d’Alex (Brittany Murphy) : chacun doit utiliser les armes dont il dispose pour s’en sortir. Quitte à blesser quelques personnes au passage ? Difficile de porter un jugement sur un choix aussi brutal sans avoir connu de telles conditions de vie. Espérons seulement que de telles armes ne se retournent que contre ceux qui le recherchent ; après, ce n’est plus un simple fait de société, mais avant tout de personnalités et de comportements...

8 Mile enfin ressemble beaucoup à Good Will Hunting, si l’on est prêt à considérer que Marshall Mathers est un génie (il l’est d’ailleurs très certainement) : tout comme Will dans le chef-d’oeuvre de Gus Van Sant (écrit pas Matt Damon et Ben Affleck eux-mêmes !!!), Rabbit est différent de ses proches. Il vit dans une caravane délabrée et assure simplement sa propre survie, se contente de rêver avec ses potes alors qu’il pourrait sortir de leur univers de glande et de guerres de poseurs. Lui est un génie et les autres ne le sont pas ; tout comme Will Hunting, Rabbit est le seul à ne pas le savoir. La cruauté dont il fait preuve envers ses amis, critiquant leur attitude, est encore à rapprocher de celle de Will Hunting : il se dissimule derrière la crainte d’une vie à construire - forcément seul à partir d’un certain stade - plutôt que de se battre, et projette en ses amis sa propre couardise. Ceux-ci ne sont pas dupes, et sont en celà de véritables amis : ils acceptent les critiques et ne refusent jamais de pousser Rabbit vers l’issue de secours, tout en sachant que eux ne pourront jamais l’accompagner de l’autre côté de la porte.

Curtis Hanson fait ici preuve de beaucoup de talent de mise en scène : oublié le classicisme irréprochable de LA Confidential, Hanson parvient à faire de sa caméra un personnage à part entière, discrètement, et non un point de vue parfaitement fonctionnel. Que ce soit au niveau humain (les séquences entre Rabbit et sa mère, la superbe scène d’amour entre Eminem et Brittany Murphy) ou au niveau sportif/musical, le réalisateur s’adapte parfaitement à chaque situation. La tension développée au cours de certaines scènes atteint une intensité à la limite du soutenable, alors que d’autres sont remplies de douceur et d’émotion (les rapports de Rabbit avec sa petite soeur, les moments de tête à tête avec chacun de ses potes). Eminem lui-même n’est pas étranger à la réussite "émotionnelle" du film : son jeu est d’une richesse propre à renvoyer tous ses détracteurs potasser leur Acting 101. Tour à tour doux et brutal, résigné et courageux, l’artiste est surtout terrifiant au cours des duels du Shelter. A ses côtés, Kim Basinger, Brittany Murphy et Mekhi Phifer livrent eux-aussi des sans-fautes, propres à faire ressortir encore plus - si besoin était - le personnage imposant au coeur de cet univers revanchard.

Vous l’aurez compris, 8 Mile m’a littéralement retourné ; et ce non seulement aux sens cinématographique et humain. L’approche de Scott Silver et Curtis Hanson a réussi à me montrer le rap (tout au moins l’une de ses formes) sous un jour nouveau, véritablement fascinant, en montrant à quel point seuls le texte et sa spontanéité étaient véritablement importants. Eminem, lui, se charge avec les titres Lose Yourself mais aussi Rabbit Run de montrer qu’il peut en plus y rajouter des accompagnements imparables. Voici donc aussi ma veste parfaitement retournée... autant dire que celà ne m’était pas arrivé depuis vraiment longtemps, et rien que pour ça je ne saurais que trop vous conseiller ce magnifique équilibre, musical et cinématographique qu’est 8 Mile. Qu’il est riche et bon de se tromper, parfois !

En salles !

- Article paru le dimanche 2 mars 2003

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