A la dérive
A la dérive est une œuvre éthérée, qui prend pour moteur narratif une toile de frustrations sexuelles, au centre de laquelle la belle Duyen, son mariage qui jamais ne se consomme et, doucement, la consume. Le soir de son union avec Hai, le jeune homme s’endort, ivre mort, dans le lit conjugal, sous la bienveillance de sa mère qui n’entend pas que Duyen occupe une place féminine d’importance dans la vie de son fils, et l’encourage d’emblée à ne jamais empêcher le rejeton de se reposer pour sa propre satisfaction. Une nuit qui préfigure toutes celles que le couple passera non pas ensemble mais simplement côte à côte, en esquive d’un contact charnel significatif : si Duyen a besoin de devenir une femme, Hai, lui, ne cherche qu’à rester un garçon.
Autour d’elle pourtant, les invitations à la féminité affleurent, notamment de son ami Cam, femme mûre qui vit dans l’ombre d’un amour blessé et transpire de ses sentiments contre nature pour Duyen - surtout lorsqu’elle partage avec elle la vapeur d’un bain. Cam par ailleurs, l’encourage à céder à la séduction animale de Tho, jeune voyagiste qui incarne la promesse d’un paysage, géographique et physique, autre, autour duquel gravite une tierce femme, beauté exacerbée et meurtrie aux cheveux coupés ras, expression masculine d’une féminité absolue, dont l’homme refuse depuis des années de satisfaire l’affection physique à fleur de peau.
La frustration de Duyen est autant la trame implicite d’A la dérive, qu’elle est l’enjeu explicite de ses protagonistes. Si Chuyen Bui Thac regarde la jeune fille tenter d’affirmer, en vain, sa féminité, s’accroche à des émotions pour construire sa narration en marge de véritables actions, Cam et Tho savent saisir dans l’ambiance électrisée matière à orienter l’héroïne vers leurs propres désirs. En contrepoint de cette affirmation de l’importance première du physique sur le relationnel, Hai passe son temps à esquiver la sexualité, refuse les avances volontairement timides de sa femme autant que celles, plus franches, de prostituées offertes par des clients habitués de son taxi. Le jeune homme trouve refuge chez une jeune fille battue par son père, plongée trop tôt dans le monde des adultes et à laquelle sied parfaitement l’immaturité du chauffeur. Duyen elle, s’abandonne aux saveurs des adultes et y goûte aussi les peines d’âme et de cœur, l’inconfort de fantasmes dont la satisfaction déteint sur ceux qui, exclus, en pâtissent.
A la dérive est un film à la fois complexe et simple, qui dégage une charge sexuelle évidente, que renforce la beauté de l’image et de ses femmes. Pourtant il n’est pas évident à premier abord, de s’accrocher à cette frustration, explicite mais jamais prononcée, dont chacun évite de parler de peur d’y livrer l’aveu d’un désir : comme si le film de Chuyen Bui Thac, en quelque sorte, s’amusait à s’esquiver lui-même, à se maintenir hors de sa propre portée. En ce sens, c’est un film très réussi, dans lequel l’actrice Duy Khoa Nguyen affirme un jeu tout en attitudes, des différentes maturités féminines. La qualité, de son jeu et de son personnage, fragilise tout de même un peu la cohérence d’A la dérive, puisque, à force de tout taire, on ne parvient jamais à comprendre ce qui a pu réunir et unir Duyen et Hai, dont l’inadéquation sexuelle saute au visage. Chuyen Bui Thac aurait-il simplement souhaité jouer lui aussi, comme Cam et Tho, de la frustration de son héroïne, pure fabrication cinématographique ?
Quoiqu’il en soit, l’impression de cette émotion, faite de l’absence douloureuse et retenue de tant d’autres, aura rarement été si efficace sur pellicule. Mais l’ensemble reste peut-être un peu trop évanescent pour porter au-delà des images, sa conscience forcément limitée au jeu du paraître cinématographique. Même si les incarnations féminines d’A la dérives, elles, ont leur immense beauté et leur désir à nu pour s’ancrer dans l’inconscient érotique du spectateur.
A la dérives a été présenté en compétition lors de la 31ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes).




