Ad Lib Night
Filmer l’invisible.
Le cinéaste Lee Yoon-ki, découvert avec le touchant drame intimiste This Charming Girl (2004) reste une personnalité rare, qui peine à se faire remarquer, aussi bien localement qu’internationalement ; noyé au cœur d’une cinématographie coréenne vouée à l’esbroufe et à l’uniformisation d’un côté - ce n’est pas I’m a Cyborg, But That’s OK du surestimé Park Chan-wook qui nous fera démentir - et une mince poignée d’auteurs aux tendances esthétisantes de l’autre, vivant désormais sur leur réputation, et dont l’engagement artistique bien que louable, peine parfois à se renouveler. Si l’entre-deux reste un territoire peu occupé, si ce n’est par l’intelligence rare d’un Im Sang-soo, il se pourrait fort qu’à l’avenir, Lee Yoon-ki y prenne une place de choix.
Inspirée d’une nouvelle japonaise de l’écrivain Taira Azuko, Ad Lib Night nous conte la nuit de Bo-kyung, une jeune coréenne accostée par deux jeunes croyant reconnaître en elle Myung-eun, une jeune femme ayant quitté leur village quelques années auparavant, et qu’ils recherchent activement afin de l’amener au chevet de son père mourant. Acceptant malgré elle de les suivre, sous leur insistance, la jeune femme passera la nuit au sein de cette famille, acceptant l’espace d’une nuit, de se faire passer pour la jeune fille aux yeux du père.
Tourné pour la chaîne de télévision KBS en à peine dix jours, et pour un budget des plus modestes, Ad Lib Night se démarque dès ses premières secondes de l’esthétisation forcée, tout autant que des drames familiaux stéréotypés des téléfilms produits à la chaîne. La rencontre entre la jeune fille et les deux jeunes résumant parfaitement tout l’art narratif subtil de Lee Yoon-ki, dont l’accomplissement trouve sa source dans la forme du drame intimiste, si chère à la nouvelle vague française et pour laquelle ce dernier avouait sans détour son attachement, lors de débuts prometteurs. La caméra furtive et hésitante, usant habilement du hors-champ et du décadrage lors des dialogues, guettant les moindres émotions de son actrice dont on perçoit l’intériorité plus riche et complexe qu’il y paraît au premier regard. Ce point de départ, comme né d’une impropable rencontre, révèle le doute et l’instabilité intime, qui compose les personnages qu’affectionne tant l’auteur.
D’ailleurs, celui-ci possède le don de révéler l’intériorité cachée de ces jeunes actrices formatées aux dictat du cinéma mainstream de Chungmuro, et des talk shows TV avides de stéréotypes sur la jeunesse. A l’image de Kim Ji-soo l’interprète tout en nuances de This Charming Girl, Han Hyo-joo (My Boss, My Teacher, 2006) joue à merveille du silence et des émotions enfouies, si galvaudées par la propension lacrymale des drama coréens. Touchante et sensible, elle sert de miroir à l’invisible Myeung-eun, la véritable protagoniste de l’oeuvre. L’auteur joue avec originalité de cette double absence qui pèse sur la famille... celle d’un père inconscient sur son lit de mort, et celle de la fille disparue.
Toute l’originalité de Lee Yoon-ki est d’avoir su filmer l’invisible par le prisme de son actrice, dont le silence traduit davantage que les mots et les bavardages de la famille réunie. En prenant la place de la disparue, la jeune Bo-kyung devient le filtre révélateur des non-dits familiaux, tout en prenant progressivement la place de l’absente par procuration, jusqu’à ressentir le besoin d’éprouver d’être Myeung-eun, à travers la séquence allégorique pendant laquelle elle chausse les socquettes de la jeune fille. L’autre est miroir de soi, c’est ce que semble nous dire l’auteur. La solitude et la vacuité de nos sociétés provoque le manque affectif. Un manque qui appelle à être comblé, fusse-t-il par procuration.
Mais cette usurpation d’identité, même si elle sert d’apaisement à la douleur de la famille, n’en est pas moins dangereuse pour Bo-kyung. Le réalisateur évoque au passage la solitude qui pèse sur son héroïne, thématique récurrente du cinéma de Lee, laissant ainsi entrevoir une possible raison à son geste de compassion. Le filtre révélateur est aussi pour l’auteur le moyen d’opérer une introspection sur l’état de la famille moyenne en Corée, avec ses conflits et querelles, son énergie bouillonnante, sa fraternité et ses moments de convivialité partagée.
Le réalisme employé par Lee pour filmer les tensions ressurgissant au coeur du noyau familial, entre égoismes et intérêts, tranche avec les habituelles séquences larmoyantes dont The Host (2005) se plaisait à parodier le ridicule lors de la séquence du deuil familial. La mise en scène et la photographie, dont on se plait à regretter les lumières naturelles du premier opus, hormis la séquence de la rencontre, ne sont certes pas toujours à la hauteur - le manque de temps étant à la décharge du cinéaste - mais la marque d’une vision personnelle l’emporte. La légèreté de la caméra portée de This Charming Girl a cédé la place à des champs/contrechamps et à un montage plus classique - lors des échanges entre les membres de la famille - tout en observant une certaine sobriété, toute au service de la narration.
Jamais explicite, le cinéaste trace un portrait juste et sobre d’une famille coréenne au prise avec le deuil et la disparition, tout en figurant l’absence. Œuvre sur l’invisible et la douleur intérieure, Ad Lib Night se révèle un drame intimiste à l’épure vibrante dont l’âme est une partition qui se joue bien au-delà de la nuit, et dont la persistance, à l’image d’un souvenir douloureux, laisse une trace tangible, preuve d’un talent prometteur qui ne demande qu’à s’exprimer.
Diffusé au cours du 9ème Festival du film asiatique de Deauville, le film a remporté le Prix de la Critique Internationale.
Ad Lib Night est par ailleurs disponible en DVD Coréen chez HB Entertainement avec sous-titres anglais.



