Alamar
Alamar est un film éphémère. Une initiation coincée entre deux pauvres bouts de réalité urbaine. Le film de Gonzalez-Rubio propose plus qu’une opposition entre la ville et un paradis sauvage ; c’est surtout l’histoire d’un père voulant initier le fruit de sa chair aux facettes infinies du monde sauvage, tout en sachant que l’enfant retournera prochainement à sa mère. Juste une étape dans la vie, presque une anecdote : tout au long d’Alamar on ressent cette pression du temps contre les deux êtres ; on a beau vivre dans une certaine lenteur autour de cette barrière de corail, cette dernière n’est qu’une infime partie du monde. Les oiseaux migrateurs, venus de loin, sont là pour le rappeler à Natan et son père Jorge.
Après une première œuvre documentaire (Tero Negro, 2005, présenté au festival du cinéma du Réel), Gonzalez-Rubio réalise un film constamment sur la brèche entre cinéma documentaire et fictionnel. La barrière de corail de Chinchorro séduit par sa beauté naturelle, d’autant plus que c’est un paysage rare au cinéma. Le cinématographe est habitué depuis ses débuts aux environnements grandioses, notamment grâce aux films (plus ou moins) ethnologiques des réalisateurs occidentaux en quête de lointain et de spectaculaire. Il n’empêche que dans le domaine de la fiction, nous sommes plus habitués aux montagnes, déserts ou jungles, qu’aux récifs coralliens et autres îlots « paradisiaques ». Le Tabou de Murnau (1931) aurait-il sonné le glas des récifs exotiques au cinéma, devenus véritable porte-malheur dans l’inconscient collectif des réalisateurs (en plus des multiples incidents de tournages, Murnau décéda accidentellement quelques jours avant la première de son film) ? Quoi qu’il en soit, ici l’intelligence du réalisateur est d’éviter les deux visions souvent associées aux paysages grandioses : d’un côté un point de vue documentariste (car bien sûr il n’y a pas que des mauvais reportages, le statut documentaire d’une œuvre n’augure pas de sa qualité) qui cherche à magnifier tous les rouages de la nature en oubliant que la beauté naturelle tire son intérêt de l’absence d’intention esthétique (« National Geographic ! » désignait alors Gonzalez-Rubio lors de l’édition 2010 du Festival Paris Cinéma) ; de l’autre, un point de vue plus posé, mais invitant au mysticisme par son minimalisme (avouons que les champs de patates français n’ont jamais semblé aussi beaux que sous l’œil de Bruno Dumont). Tout simplement, et c’est ce qui constitue son premier attrait, Alamar semble être filmé du point de vue des habitants de la région de Chinchorro. La nature est forcément mise en valeur mais aussi ceux qui y vivent et le rythme du travail. Certains plans sont partagés entre une beauté naturelle et un élément de la vie quotidienne : lorsque le grand-père est attelé à son bureau, la partie droite du cadre découvre l’océan où se reflètent les derniers rayons de soleil.
Gonzalez-Rubio s’attèle à enregistrer les gestes du travail, ses répétitions et étapes, en y intégrant très subtilement des phrases ou des regards qui renseignent sur cette initiation vécue par le fils. Voilà selon moi la grande force du film : l’aspect documentaire vient innocenter les parti-pris scénaristiques et visuels. Tout d’abord, l’initiation du fils, qui découvre le monde (à la fois naturel et intime) de son père, n’est pas plombée par un amas de symboles. On constate pourtant que tous les éléments sont présents : une trinité d’hommes, un retour à la nature et l’apprentissage du travail, notamment travailler pour survivre, et affirmer la domination de l’Homme sur son environnement.
Malgré cette omniprésence des hommes dans Alamar, Jorge ne prépare pas Natan au sexe opposé mais bien à la solitude du monde (moderne). En témoigne Blanquita, oiseau migrateur cocasse qui semble trouver un certain réconfort (surtout sur le plan gastronomique) auprès des hommes. Jorge enseigne à Natan qu’il doit d’abord apprendre à créer une relation de confiance entre lui et l’animal sauvage. On repense à la scène où le père et le fils s’amusent à faire monter Blanquita sur leurs bras ; le réalisateur aurait pu nous amuser en jouant de l’anthropomorphisme de la sympathique mouette, mais il préfère exposer la relation homme-animal que Jorge enseigne à Natan : l’oiseau reste un simple oiseau. Et sa disparition, plus tard, porte ingénieusement deux sens : la fin d’une étape pour Natan, qui comprend que tout est éphémère (au passage, quoi de plus éphémère pour terminer le film qu’une bulle de savon ?), mais aussi et surtout, cette disparition est le fruit naturel du rythme de la vie et de la nature (migration). D’ailleurs, l’enfant est-il vraiment attristé ? En quelques plans, l’événement semble oublié, « c’est la vie », lui témoigne presque son père, Blanquita est partie. L’on passe déjà à autre chose, tandis qu’il apparaît clairement que ce voyage sur la baie de Chinchorro est presque un jeu pour l’enfant. Le symbolisme, même s’il est présent, s’efface presque toujours devant les nombreux micro-événements qui rythment Alamar.
Mais c’est sur le plan visuel que l’innocence du film se fait la plus forte. Nous avons beau savoir que le père et le fils jouent un rôle (la forme docu-fiction ayant même tendance à exacerber la conscience que l’on a des acteurs, voir Cleveland contre Wall Street - Jean-Stéphane Bron, 2010 - aussi en compétition cette année), la caméra de Gonzalez-Rubio scrute les peaux, oppose les visages, et rarement une relation père-fils n’aura parue aussi évidente. Certains plans soulignent peut-être trop cette filiation ; ceux qui visent à mettre en parallèle le corps de l’enfant et celui de son père (la main, énorme, du père sur le torse de son fils, ou les pieds des deux êtres qui progressent lentement le long d’une branche). Voilà deux plans qui nous gênent car trop évidents, malgré leur beauté.
Le dispositif est plus intéressant lorsque l’image retrouve son instabilité documentaire. La vie animale est l’emblème de ce film sur la brèche : les êtres ailés semblent toujours sur le point de disparaître au loin. Magnifique vision de ces esprits sombres, en provenance de partout et de nulle part qui, presque immobiles dans les airs, planent pourtant au-dessus de la caméra, jouant des forces opposées du vent et de leur corps pour subsister là, face à nous. Le regard insondable, ils imprègnent l’image de leur aura. Soudain, Natan, joueur, surgit dans le cadre ; le monde sauvage s’allie à celui des hommes et de la fiction.
Alamar se termine sur un panneau appelant à la préservation de la barrière de corail de Chinchorro. Ces quelques mots sont en parfaite adéquation avec le flux qui traverse le film ; cet endroit sublime est bien réel, c’est un lieu de vie, pour toute une faune mais aussi pour une communauté humaine qui tire ses revenus de la baie. Il n’est donc pas surprenant qu’un tel message apparaisse pour clore le film.
En fragmentant son récit, en optant pour une mise en scène toujours subtile, Gonzalez-Rubio nous apporte un film fort et reposant à la fois. L’impression de capter des instants d’alchimie entre des forces mystérieuses. Le film fini, on en vient presque à désirer que la pellicule soit jetée à la mer, que ces lumières, ces gestes, ce partage entre deux êtres liés par le sang, restent exclusifs à nos yeux. Nous serions alors les seuls dépositaires de leur histoire.
Alamar est passé en avant-première au Festival Paris Cinéma 2010, puis a été distribué en salles par Mk2. Il est aujourd’hui disponible en DVD aux éditions Epicentre Films.
Cette critique est une réécriture de celle écrite lors du festival.






