Batman Begins
L’univers des comics est un monde complexe pour qui ne s’y intéresse pas. Pour tous ceux qui sont habitués à la conception européenne de la bande-dessinée et à son acceptation auteurisante - en ce sens où l’auteur est propriétaire de ses créations -, il est difficile de comprendre les rouages de cette gigantesque machine de l’entertainement américain, longtemps guidée par le diktat Marvel / DC. Au sein de ces deux maisons, les héros sont autant d’icônes qui sont leur propriété, et peuvent être soumis aux histoires et plumes d’autant d’auteurs et dessinateurs que nécessaire pour garantir leur pérennité. Une démarche avant tout commerciale, qui est aussi source de richesse : de la pluralité des couples mots/dessins qui se succèdent à la narration des aventures de tel ou tel personnage, dépend souvent sa richesse et sa force de renouveau. Ce n’est qu’à un tel prix qu’un héros peut traverser les décennies. Si chez nous les exemples sont aussi rares qu’inégaux - si Blake et Mortiimer ont survécu au changement de plume par exemple, la « franchise » Spirou et Fantasio s’écroule depuis de nombreuses années déjà - ils sont courants aux USA ; d’ailleurs plus rares sont les super-héros qui n’ont pas survécu à l’épreuve du temps que l’inverse. Parmi ceux-ci, Batman fait évidemment partie des fondations de la mythologie mensuelle américaine.
Des fondations qui, du fait de l’âge certain de l’homme chauve-souris, ont forcément été maintes fois ravalées, depuis sa conception très serial à son évolution kitsch/pop art - à laquelle font écho la série télé et, dans une certaine mesure, les deux opus de Tim Burton pour ne citer que les meilleurs, nous y reviendrons - jusqu’à ses multiples formes contemporaines, déclinées en aventures dites « pour enfants » (à partir du design du dessin animé), sous une forme classique (les titres Batman et Detective Comics, par exemple), autant que sous les traits, plus sombres, du Dark Knight.
Ce Dark Knight est la version la plus complète de l’identité secrète de Bruce Wayne, quintessence du super-héros tel que construit dans l’univers des comics. Pour ainsi dire issu du travail effectué par Frank Miller sur les origines (Year One) et épitaphes (The Dark Knight Returns et Dark Knight Strikes Again) du héros torturé, le chevalier sombre a peu à peu marqué l’ensemble des titres de la galaxie Batman de sa violence latente et de sa personnalité complexe. Batman n’est plus - et ce depuis bien longtemps maintenant - un héros en lycra qui combat le crime en échangeant les bons mots avec un boy wonder impétueux. Pas plus qu’un millionaire glamour et séducteur, ou un blondinet arrogant.
La dernière phrase vous vous en doutez, fait référence à Batman Forever et Batman & Robin, deux catastrophes cinématographiques s’il en est. Les films ne tiennent déjà pas par eux-mêmes ; quant à leur côté « adaptation », celui-ci relève autant de la trahison que de l’incompréhension. Une incompréhension qui, à mes yeux et au risque d’offusquer bon nombre d’entre vous, était déjà présente dans les deux films de Tim Burton, et surtout le premier, véritable coup de poignard dans le dos à la logique narrative du vrai-faux justicier de Gotham City. Batman Returns au moins, s’il n’est pas une adaptation très fidèle, se révèle non seulement un film exceptionnel mais une interpération fascinante, évitant les erreurs grossières et la vacuité de son prédécesseur.
Le Batman Begins de Christopher Nolan bien entendu, joue dans une tout autre cour. Puisant son scénario dans nombreuses aventures du Dark Knight et notamment dans le Year One de Miller justement, cette réécriture des origines de Batman est, plus qu’une réussite, un véritable chef-d’œuvre. Je ne vous raconterais pas ici le scénario du film puisque tout est dans le titre ; attardons-nous plutôt sur sa richesse et son intelligence. Pour la première fois, l’entité Bruce Wayne/Batman est non seulement traitée de façon complète, mais tout simplement comprise. A savoir que l’homme et le justicier ne sont pas traités comme deux facettes différentes d’une même personne, dont l’une supplanterait l’autre une fois la nuit tombée, mais comme un paradoxe dévastateur, dont la colère et la perpétuelle interrogation constituent le véritable moteur. Batman n’est pas un justicier mais un homme en colère ; il est certainement plus proche en cela d’un Punisher que d’un Spider Man. Parce qu’il n’est pas dôté de supers pouvoirs, il n’y a pas chez lui de notion de responsabilité, forcément héritée de l’extérieur ; tout au plus de culpabilité. Il incarne un dilemme : celui du bien qui veut combattre le mal, cottoyé par le mal mis en œuvre pour faire le bien. Le choix de son costume est ici pour la première fois, explicité de façon pertinente, dans cette même dualité : il ne s’agit pas seulement de faire peur aux criminels avec une figure héritée des peurs de sa jeunesse, mais bien d’incarner sa propre peur. Batman n’est pas un homme qui fait face à ses démons : il est son propre démon.
Dans leur scénario, Christopher Nolan et David Goyer ont su parfaitement synthétiser les traits de caractères nécessaires à la reconstruction du mythe Batman sur grand écran. Avec une certaine liberté certes, mais celle-ci n’est-elle pas la marque des plus grandes réécritures des mythes du comics américain, dont Jeph Loeb est devenu le plus noble artisan ? L’essentiel est bien là et rien ne manque : Gordon n’est plus un simple contact, ami de Batman, mais bien l’une de ses victimes, d’emblée mis sous pression par la présence imposée d’un justicier dans les rues de Gotham, ces rues si corrompues qu’il refuserait presque d’essayer de les nettoyer. Alfred n’est pas un simple majordome mais bien la clef de l’équilibre du héros, psychanaliste/bourreau perpétuel, qui assiste péniblement à la destruction de l’édifice Wayne, au fur et à mesure que se développent les névroses de son protégé. Le film y va même de ses trouvailles, notamment celle du personnage de Morgan Freeman, fabuleux Q qui déleste Batman d’un côté « pro du gadget » de façon habile. Et en guise de cerise sur le gâteau, Batman Begins se conclut sur une exposition merveilleuse et jubilatoire des rouages de l’univers des comics, tels que seul sieur Shyamalan les avait jusqu’ici maitrisés avec le grandiose Incassable. Un lien de causalité qui est trop souvent interpété à l’inverse, entre le super héros et son nemesis.
Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encores - en tête desquelles l’incroyable prestation de Christian Bale, réellement incarné - Batman Begins est un authentique chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre du cinéma populaire intelligent, un chef-d’œuvre de l’adaptation - puisque, à l’image du travail de Jeph Loeb, celle-ci se paye le luxe de renforcer la cohérence de l’édifice Batman -, un chef-d’œuvre au sein de l’histoire d’une légende. Car oui, avec le film de Christopher Nolan, l’homme chauve-souris gagne pour la première fois ses galons de légende sur grand écran ; mieux vaut tard que jamais !
Batman Begins est sorti sur les écrans français le 15 juin dernier.




