Black Blood
Au milieu de nulle part, dans la cuisine d’une ferme délabrée, pendant que sa fille étudie et que résonne le flash matinal de la radio du Parti, Xiaolin boit, sous le regard désapprobateur de sa femme. Des litres et des litres d’eau, inlassablement, casserole après casserole, au point de devoir dégrafer sa ceinture, dans le seul but d’avoir plus de sang à vendre pour subsister.
Ce rituel déconcertant, tour à tour drôle et terrifiant, est le motif obsédant qui construit Black Blood, second long-métrage du cinéaste Miaoyan Zhang. A l’écoute de la présentation que ce dernier a enregistrée pour la sortie en DVD chez Spectrum Films de cette œuvre quasi-expérimentale, dénonciation radicale en noir et blanc percée de deux simples plans en couleurs, le cynisme de cette scène récurrente, dans laquelle chaque flash radiophonique à la gloire de la Chine, de son avancée en matière de santé, d’éducation ou de rémunération des paysans, contredit la réalité silencieuse de Xiaolin et des siens, devient plus cinglant encore. Car la région où le film a été tourné, avec seulement trois comédiens, est l’une des seules en Chine où l’on ne peut même pas capter la propagande du régime.
Isolée du monde et asséchée, cette région dans laquelle même la Grande Muraille s’effrite sous les assauts du vent, devient peu à peu exsangue. Fatigué de donner son sang, Xiaolin a une idée : ouvrir son propre centre de transfusion pour gagner un peu plus, et « aider » les autres villageois. Le trio découvre alors le luxe – un costume, quelques moutons, une moto et même une cuvette de WC, que la femme de Xiaolin méprend pour un ustensile de cuisine – mais le bonheur est de courte durée, précipite plus vite encore ces humanités désolées dans la misère, frappées par la propagation du Sida. Sa femme tombe malade, sa fille ne peut plus étudier, et Xiaolin se remet à boire. De l’eau, toujours et encore, paradoxe cruel de l’aridité environnante.
Miaoyan Zhang a certainement construit son film en fonction de ses faibles moyens, jouant de l’absence de comédiens pour construire un isolement écrasant, les dialogues entre Xiaolin et ses interlocuteurs invisibles restant à sens unique, les réponses à ses questions inaudibles. Lancinant, le film l’est, évidemment, dans ce qu’il montre et répète avec la rigueur contemplative d’une grammaire de la misère ; cependant, ce qu’il laisse à comprendre explose en ellipses surprenantes, non-dits terrassants. C’est dans ce déséquilibre, son image brulée entre ciel et terre, que Black Blood construit son identité fascinante, hypnotisante.
Il est triste de voir que les seules couleurs de son paysage naissent d’une industrialisation destructrice et déshumanisée, autant qu’il est drôle de voir Xiaolin et sa femme tenter de boire pus vite l’un que l’autre, incapable de contenir les rots, expirations incontrôlables et résignées, qui, plus que les mots, portent la bande son du film. Des inversions de valeur qui n’empêchent jamais l’artifice cinéma de conserver toute sa pudeur – Zhang détourne le regard à chaque prélèvement de sang, pose sa caméra en silence devant la maladie et la mort – mais permettent à Black Blood de s’affirmer fiction, spartiate et maîtrisée, appliquée à l’exposition, et non la simple énonciation, d’une misère à la fois connue et ignorée.
Black Blood est disponible en DVD chez Spectrum Films accompagné d’une présentation courte mais très pertinente de son réalisateur.
Remerciements à Antoine Guérin.



