Crime et Châtiments
Avec méthode et un soucis de perfection qui frise l’obscenité, les hommes de la police frontalière chinoise replient leur matelas et se préparent à entamer leur journée de travail. Dans cette zone montagneuse et boisée, à l’orée de la Corée du Nord, les jours se suivent et se ressemblent pour ce substrat rigide des forces de l’ordre du géant communiste, engoncé dans l’ennui et la bureaucratie forcée. Pour tuer le temps, les hommes transforment de menus larcins en affaires d’Etat. S’ils recherchent le crime à tout prix même quand il n’y est pas, la raison l’emporte au final sur leurs tentatives dévouées de maintenir une image ancestrale de la bureaucratie chinoise, et les affronts qu’ils subissent restent la plupart du temps impunis.
Le réalisateur Zhao Liang filme ce déroutant tableau avec une intrusion d’une rare subtilité. On suit ces hommes dans leurs patrouilles, doutant régulièrement de l’authenticité des images. Ainsi cette première intervention chez un homme qui prétend qu’il y a un mort dans son lit. Comme l’un des soldats, le spectateur reste médusé face au simple sac de couchage désigné en tant que cadavre. On pourrait croire à une farce pourtant il n’en est rien ; l’homme est un ivrogne patenté, simplet de surcroît et habitué de ces interventions inutiles. Cette simple anecdote, déjà en double teinte comme le sera le reste du métrage, offre aux policiers l’occasion d’exprimer leur flagrant paradoxe.
Ces hommes en effet, n’ont à peu de choses près rien à faire, et leur présence paraît fortuite. Pourtant, dérangés par l’ivrogne, ils se déplacent à plusieurs - toute une patrouille - pour lui expliquer longuement que ses appels les mobilisent alors que le reste de la population a un besoin urgent de leur autorité. Les mots pourtant, sonnent faux, comme un mantra utilisé pour tenter de se convaincre d’une quelconque utilité, ou peut-être simplement pour dilater le temps. Sur le point de partir à plusieurs reprises, l’un des policiers revient à chaque fois rajouter une couche, reformuler sa complainte, expliciter, en creux, ses interrogations personnelles à qui voudra bien les comprendre. Le tout dans un désir évident de faire durer chaque incident le plus longtemps possible, pour déjouer la vacuité de leur présence dans cette zone délaissée du globe.
Chaque altercation présentée dans le documentaire vient accentuer, de façon toujours plus amère, ce constat énoncé, non pas par le réalisateur, mais par les protagonistes eux-mêmes, inconsciemment. L’arrestation d’un pickpocket sourd-muet et l’incroyable absence de dialogue qui s’en suit, laisse libre cours à une violence dérangeante, frustration née de l’incommunicabilté, certes, mais aussi expression d’une colère face à ces coupables qui n’en sont pas vraiment, et qui renvoient sans cesse à cette police son anachronisme. Plus flagrante encore, cette rencontre avec un scavenger sur ses très vieux jours, ennuyé pendant de longues heures parce qu’il n’a pas de permis sur lui, et qu’il n’a donc pas l’autorisation de ramasser des détritus dans la rue. La police l’incite à appeler chez lui pour demander à un membre de sa famille de lui amener ses papiers. Au bout du fil, l’un des fils vocifère : il conseille grossièrement à son paternel d’envoyer paître les incapables. L’homme est hors de leur juridiction mais qu’importe : voilà dans cet outrage bien belle occasion à garder le vieil homme un peu plus longtemps. Et à l’interroger sur les propos insultants de son fils, qui reflètent finalement certainement ce que certains des policiers pensent eux-même en silence. Mais que leur reproche donc cet homme ? Gêné, comme nous, le vieil homme ne répond pas vraiment ni ne s’excuse comme on le lui demande, bien incapable d’arrondir les angles. Et pourtant, au terme de cet interrogatoire factice, il est relaché avec un simple avertissement, et se remet sitôt dans l’ "illégalité" de sa pauvreté.
Dans l’avant-dernière partie du métrage, Zhao Liang tient enfin un véritable crime : le pillage de bois dans la forêt. Bien entendu, les policiers vont d’impair en impair et, bien que coupables, les hommes seront relachés par le gouvernement de peur de voir une plainte déposée. Un constat triste mais finalement teinté d’un certain optimisme : si un système communiste commence à craindre la voix de son petit peuple, l’espoir n’est-il pas permis ? Reflet forcément triste de cet optimisme, le film se conclue sur la chute de certains des policiers, remerciés par un gouvernement qui souligne dans ces renvois annuels son incapacité à enrayer les conséquences du train de la modernité qu’il conduit avec frénésie, condamnant la rigidité d’un système à s’amenuiser, inéxorablement.
Sélectionné en compétition officielle au cours de la 29ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes).

