Denki Kurage
Yumi vit auprès de Tomi, sa mère, geisha de profession. Jeune fille sérieuse pour laquelle sa mère a de grandes ambitions - parmi lesquelles un mariage avec un salaryman bien comme il faut -, Yumi travaille à devenir couturière, et conçoit des vêtements pour ses voisins. Tout irait pour le mieux s’il ne fallait compter aussi, à la maison, sur la présence du petit ami de maman, un bon à rien ne pensant qu’aux femmes et aux cartes. Un soir d’ailleurs, il tente de mélanger les deux en faisant des avances à Yumi ; lorsqu’elle refuse, il la frappe et la viole, inconsciente. Lorsque Tomi rentre chez elle, elle trouve sa fille bien silencieuse alors que son homme fait comme si de rien n’était. Pressée par sa mère, Yumi lui demande d’abord de quitter le bon à rien... avant d’avouer son ignoble méfait. Dans un élan de colère, Tomi tue le violeur. Elle se retrouve en prison et Yumi, perdue, accepte de travailler pour Nozawa, le gérant d’un Night-Club qu’elle rencontre au bar de sa mère, et qui lui évite des ennuis avec des yakuza qui ont, à leur tour, tenté de la violer. Hotesse d’un genre un peu particulier, elle joue les nuits de ses clients le temps de quelques parties de poker ; seules les hommes qui la battent peuvent prétendre coucher avec elle. Peu à peu, Yumi tombe amoureuse de Nozawa, mais celui-ci fidèle à sa compagne, repousse sans cesse ses avances...
Les femmes « tâchées » ont toujours attiré Yasuzo Masumura : ainsi dans La Femme de Seisaku, Okane etait marquée par sa relation avec un vieil homme, tandis que l’héroïne de Tatouage, elle, porte explicitement sur sa peau les traces de sa souillure. Yumi, l’héroïne de Denki Kurage interprétée par la délicieuse Mari Atsumi (The Razor : Sword of Justice), est quant à elle tâchée doublement, d’abord par le petit ami de sa mère, puis par l’acte vengeur de sa mère elle-même. Déchue par filiation - bien qu’il n’y paraisse pas forcément à premier abord - Yumi voit ses marques sociales disparaître, au profit d’une certaine corruption. La façon dont elle se joue des hommes - ces parties de poker mal perçues par les autres hôtesses du bar de Noazawa - en est une illustration ; mais son évolution toute entière au long du film, jusqu’à sa triste conclusion, en augmente sans cesse l’étendue implicite. Cette corruption, Yumi la reporte de plus sur le personnage de Nozawa, qu’elle parvient à faire céder et entraîne dans sa machination - lui faire un enfant pour faire croire qu’il s’agit de celui de son chef, vieillard qui s’est épris d’elle et est décédé à peu de choses près dans ses bras, et toucher ainsi sa fortune. On retrouve ainsi le schéma de La Femme de Seisaku, où Akane déchue, entraîne son homme avec elle en l’empêchant, physiquement, d’aller combattre.
Denki Kurage bien qu’adapté d’un roman, porte donc toutes les traces, érotico-sociales, de l’œuvre de Masumura. Comme toujours, c’est un moment privilégié pour admirer les talents de metteur en scène du japonais, et notamment son art du cadrage. Dès le début déjà, son art en la matière explose subtilement au cours de la partie de cartes entre Yumi et le petit ami de sa mère, où l’on comprend que les jambes de la jeune femme - et donc sa possession - sont l’enjeu de la partie plus qu’une quelconque victoire. Autre trait caractéristique, son exploitation des espaces restreints et surtout des intérieurs, et sa gestion des dialogues. Il n’y a pas de champ/contre-champ à proprement parler chez Masumura ; tous les personnages sont présents à l’écran, de dos ou de face, et leurs disposition et comportement confèrent aux différentes scènes une lecture toujours évidente des rapports en puissance. Le plus étonnant dispositif de mise en scène dans Denki Kurage, consiste en l’exclusion, fréquente et paradoxale, de Yumi au cours de discussions dont elle est pourtant l’objet, tout en la maintenant, souvent de dos, dans le cadre. Les protagonistes parlent d’elle et la regardent, toute notre attention est portée sur elle et pourtant nous la voyons pas. La démarche très cynique, souligne le caractère inexorable du destin social de Yumi.
Denki Kurage est donc une réussite caractéristique du travail de Yasuzo Masumura. Son héroïne, comme toutes les femmes qu’il met en scène, est sublime et borderline, même si la beauté de Mari Atsumi, aguicheuse et moins froide que celle d’Ayako Wakao, est forcément moins érotique. Marqué par son époque, le réalisateur livre par ailleurs quelques scènes psychédéliques du meilleur effet - la sortie en boîte de nuit et la scène d’amour tant attendue entre Yumi et Nozawa, sur un lit qui tourne face à des miroirs. La collaboration entre le réalisateur et l’actrice est au final une réussite ; tant mieux puisqu’elle se renouvellera au cours de la même année, à l’occasion de Shibire Kurage.
Denki Kurage est disponible en DVD zone 2 japonais chez Toshiba. La copie, sublime, n’est malheureusement pas accompagnée de sous-titres.



