Dirmawan Hatta
Toilet Blues était présenté en compétition au cours de l’édition 2014 du Festival du film asiatique de Deauville, où nous avions eu l’occasion de nous entretenir avec son réalisateur. Clés de lecture d’un film singulier.
Sancho : Votre film Toilet Blues devient de plus en plus mystérieux, au fur et à mesure que le récit se disloque. Pourquoi ce récit elliptique ?
Dirmawan Hatta : Je suis indonésien. Dans notre conception cosmique de l’univers, c’est toujours elliptique. C’est, je crois, profondément différent d’une conception occidentale du temps. Je pense que cette forme elliptique est au final plus précise et plus intéressante que la forme linéaire. Il était naturel pour moi d’adopter la forme de ma pensée.
On sent dans votre film l’influence de réalisateurs tels que Apichatpong Weerasethakul ou Tsai Ming-Liang. Est-ce que je me trompe ?
Non. C’est sûrement un mélange de tout cela, mêlé à mon expérience personnelle. Mais j’ai aussi été inspiré par le visionnage de nombreux films américains. Je n’avais pas vraiment en tête l’idée de faire un film influencé par Weerasethakul, mais de tout façons, tout est lié. L’idée de base de mon film vient en fait de La Dernière tentation du Christ, de Martin Scorsese ! Pourquoi ce film est-il pour moi si important ? J’aime la séquence à la fin où Judas vient devant le Christ et l’accuse, « pourquoi es-tu descendu de ta croix ? ». On a alors plus l’image d’un être humain que celle d’un dieu. Cela m’affecte beaucoup et correspond à mes pensées sur l’homme, et sur dieu qui serait homme avant tout. C’est très commun dans la tradition culturelle indonésienne. Peut-être que tu es dieu ? Peut-être que les fourmis, les plantes le sont aussi... C’est agréable, je pense, d’avoir un dieu humain, plutôt que cette image d’un dieu flottant au dessus des autres et donnant des ordres. Pour notre situation d’êtres humains, c’est plus adapté. Dans mon film, tout le monde pourrait être dieu, pas juste le héros.
Le film navigue entre rêve et réalité. Comment définiriez-vous cela ? Peut-on définir une frontière ?
Si une scène parle à mes émotions, c’est pour moi la réalité. Qu’est-ce qui est vrai ou faux, réel ou irréel, la frontière est vraiment floue et je veux absolument me placer dans cette zone. Il y a une scène où je fais revenir les morts à la vie, pour qu’ils dînent ensemble. Cette scène est très importante pour moi puisqu’elle floute la frontière entre la vie et la mort, mais aussi entre le bien et le mal. Et en effet, toute cette séquence est douce et optimiste. Je prends les personnages en dehors de la fiction pour les réunir.
Vos personnages apparaissent de plus façons différentes dans l’image. Ils sont parfois véritablement inscrits dans le décor (comme lorsqu’ils discutent au milieu d’un champ), parfois apparaissent au premier plan, le paysage en retrait, comme une peinture. Les personnages semblent temporairement en dehors de leur monde. J’ai notamment pensé au Still Life de Jia Zhang Ke.
Oui. On aimerait parfois prendre la position d’un chat. Être en retrait, éloigné de nos problèmes quotidiens, cela afin d’entamer une réflexion. Mais le plus souvent nous sommes bien conscients de nos problèmes, et nous nous sentons bloqués dans cette situation : il n’y a rien à faire. Les personnages essayent justement de s’en sortir. Se positionner en retrait.
J’ai vu hier le film Ugly. Le film a beau se situer dans une Inde très animée, on a le plus souvent du mal à ressentir la vibration du monde, sa vibration vitale. Au contraire de votre film.
Je me suis toujours demandé, en regardant des films, comment faire ressentir la vie ? Je pense qu’en soi, rien ne se passe dans l’univers. Ce que je veux, c’est atteindre cette « inaction ». Pour ça, je mets le son ambiant au premier plan. Et je pense que les bruits de l’Indonésie sont vraiment particuliers. Je fais aussi des longues prises, et au montage je choisis souvent la partie la plus immobile de ce que j’ai capté. Pourtant, au même instant, vous savez pertinemment que quelque chose est en train de se passer.
Cela m’évoque le dernier plan des Chients errants de Tsai Ming-Liang. Beaucoup de choses se passent au niveau des mouvements infimes et des bruits d’une ville lointaine qu’on ne voit pas.
Oui, j’espère arriver à cela. C’est mon premier long-métrage et l’on pourrait dire que j’ai essayé plusieurs styles. Je veux continuer dans cette voie, continuer à dépeindre l’univers que je perçois. J’ai fait le film avec des amis, et des amis d’amis. Il nous a fallu presque deux ans pour tout faire. Je n’ai pas de plan inscrit, tout est possible pour moi, mais je sais ce que j’ai fait dans ce film, et ce que j’ai réussi. Je veux aller plus loin avec mon prochain film.
Il y a cette scène où un homme laisse fondre sa glace sur la jambe d’une jeune fille. C’est très sensuel et un peu surprenant.
Quand vous voyez le film en entier, je pense que cette scène peut être considérée comme la seule séquence provenant d’un autre monde, la glace représentant cet élément étranger. Une fracture du film ouvrant sur un monde extérieur. C’est sensuel, mais représente aussi le mal, comme si la fille était en train d’être violée. Elle est poussée dans une situation à laquelle elle ne peut échapper.
Vraiment ? Je pensais qu’elle acceptait, elle essaye de séduire l’homme, et ce dernier, même s’il est un homme de main de son père, n’a pas l’air si mauvais.
Je pense que ce n’est pas OK pour elle. Elle veut en fait être avec le jeune homme. Elle a beau essayer mais n’y arrive pas, et pas seulement parce que le jeune homme la repousse, mais aussi parce que cet homme, qui travaille pour son père, est inévitable. Peu importe les efforts qu’elle produit. Peu importe nos efforts pour faire le bon, il y a toujours une mauvaise influence qui nous pousse à faire ce qu’on ne veut pas faire. On sait que c’est mal, mais... La glace représente cela.
Pour finir, pouvez-vous nous parler de l’état du cinéma indonésien ?
Il y a deux scènes. La première est industrielle. Il n’y a qu’un gros réseau qui monopolise toute l’industrie. Si je leur envoie mon film, je n’ai plus aucun droit dessus. Ils peuvent aussi le refuser sans me laisser l’occasion de le défendre. Ils peuvent aussi le bannir simplement à cause d’une scène d’amour. Les réalisateurs comme moi évitent ce genre de réseau. Nous essayons de produire une réalisation plus culturelle que commerciale. Ces cinq dernières années, beaucoup de réalisateurs comme moi ont crée leur petite communauté, et organisé des festivals dans leurs petites villes. Cela pourrait ressembler à la situation thaïlandaise, mais je pense que leurs communautés sont mieux formées. Il y a plus d’entraide entre réalisateurs et producteurs, etc. En Indonésie, c’est bien moins organisé, nous sommes beaucoup plus séparés. Voilà le problème du cinéma indépendant indonésien.
Entretien réalisé le 09 mars 2014 à Deauville par Vincent Poli, lors du 16ème Festival du Film Asiatique de Deauville.
Remerciements à Amanda Ariawan et Hugo Paradis-Barrère.
