Dragon rouge
Il y a des moments où la seule question que l’on parvient à se poser, à l’annonce de telle ou telle production cinématographique, est : "jusqu’où l’opportunisme commercial peut-il donc aller ?". Cette interrogation est principalement rattachée aux sequels incessantes qui plombent bon nombre de films passionnants, en transformant un concept one shot en franchise - à l’exception bien sûr de quelques cas fréquemment débatus, dans lesquels les suites parviennent à surpasser l’oeuvre originelle. L’annonce de la mise en chantier de Dragon Rouge fait partie des cas qui laissent perplexe ; au vu du résultat final, il y a fort à parier que le film de Brett Ratner fera désormais figure de cas d’école...
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire - et encore moins intéressant - d’exposer ici la trame des premières aventures de Hannibal Lecter. Apparu pour la première fois aux Oscars avec Le silence des agneaux de Jonathan Demme en 1991, le personnage rendu célèbre par Anthony Hopkins est en fait le personnage récurrent d’une trilogie littéraire signée Thomas Harris, entamée non pas avec Le silence des agneaux mais justement avec Dragon Rouge. Hopkins ayant rempilé avec succès dans le rôle du cannibal à l’occasion de l’adaptation de Hannibal par Ridley Scott en 2001, il pourrait paraître logique d’effectuer un retour en arrière et de porter à l’écran cet "Episode 1" injustement oublié. Sauf que...
Sauf que Dragon Rouge a déjà été porté à l’écran, et ce en 1986 par Michael Mann (tout de même) sous le nom de Manhunter (Le sixième sens en français). Etrangement inconnu du grand public, Manhunter donnait le rôle de l’agent Will Graham à William Peterson, fabuleux protagoniste du To Live and Die in LA de William Friedkin (Police Fédérale Los Angeles - 1985), et celui de Hannibal (Lecter devenant pour l’occasion Lecktor) au non moins merveilleux "bad guy" Brian Cox. D’une certaine façon, Manhunter s’inscrivait parfaitement dans la lignée du chef-d’œuvre nihiliste de Friedkin, et ce pour une raison simple : le roman de Thomas Harris - l’un des premiers grands romans sur les tueurs en série (à l’exception de l’immense By Reason of Insanity de Shane Stevens) - porte tous les stigmates du polar sombre des années 80, comme le film de Friedkin, en plus de partager la même tête d’affiche.
Lorsque Dino de Laurentiis, propriétaire de la "franchise Lecter", décide de mettre Dragon Rouge en chantier, l’affront au film de Michael Mann est d’autant plus grand que c’était déjà lui qui avait produit Manhunter : non seulement ce chef-d’œuvre est sur le point d’être définitivement eclipsé, mais ce sera par l’un de ses géniteurs ! De là à y voir une simple opportunité commerciale, il n’y a qu’un pas - peu importe finalement qu’un grand film soit sacrifié au passage.
Ridley Scott, lui, avait décidé de traiter l’adaptation d’Hannibal à sa façon, espérant que son film plairait autant que celui de Jonathan Demme, tout en se risquant à suivre une approche foncièrement différente, "chaleureuse" là où celle de Demme était froide, presque clinique. On ne saura certainement jamais si l’orientation de Dragon Rouge est l’œuvre de son réalisateur Brett Ratner, ou celle de son producteur ; toujours est-il que le mot d’ordre sur cette seconde adaptation semble être de traiter la réalisation à mi-chemin entre les deux approches. Une chose est certaine : Brett Ratner atteint tellement bien ce "juste milieu" que Dragon Rouge en devient parfaitement neutre. On pourrait même appeler ça une réussite, quelque part, si le rythme du film n’en patissait pas autant.
Car Dragon Rouge est un film parfaitement inerte (chiant serait injuste, passionnant serait absurde). Cette inertie est une fois encore due à un mélange improbable de deux approches. Le silence des agneaux, en tant que point médian de la trilogie Lecter, trouvait un équilibre réussi entre ses deux protagonistes, parfaitement complémentaires, de Clarice Sterling et Hannibal. Hannibal, comme son titre l’indique, donnait la part belle au tueur en série en le transformant en icône romantique. Comment revenir en arrière pour traiter correctement le premier épisode, devenu troisième opus au cinéma ? Là où le premier roman de la trilogie avait clairement Will Graham pour héros, le Dragon Rouge de Ratner se paye le luxe d’avoir trois protagonistes au même niveau - Will, Hannibal, et "The Tooth Fairy" - et ce au détriment des trois. En évitant de choisir un camp, Ratner donne l’impression de se maintenir à distance de son sujet. A une quelconque implication, il préfère user de la tactique honteuse de l’Episode 1 de Star Wars : à savoir définir une "préquelle" uniquement comme un flash-back, le film ne fonctionnant que si l’on a une parfaite connaissance des personnages et de leur(s) histoire(s) future(s). Will Graham et le dragon éponyme ne servent donc que de "passeurs" sous-exploités, assurant une transition indolore et terne des "origines" au Silence des agneaux.
Je pourrais m’arrêter là mais ce n’est pas tout. Dragon Rouge continue son imparable accumulation d’erreurs avec son casting. Pas que je n’aime pas Edward Norton - au contraire ! - mais transformer le plus caractéristique de tous les "Ikea Boys" en figure des années 80, en se contentant de lui enfiler un veste en cuir et de lui teindre les cheveux en blond ? Désolé mais ça ne passe pas.
D’ailleurs il n’y a pas grand chose qui passe dans ce film, produit typiquement commercial du nouveau millénaire qui aimerait se la jouer film novateur des années 80. Sauf que la conclusion du film, originale à l’époque, fait presque figure d’anachronisme et termine de plomber Dragon Rouge. Sans même parler de l’ultime "prologue" au Silence des agneaux, histoire de rappeler que l’essentiel est de revoir les deux épisodes qui sont déjà sortis, bien plus intéressants !
Sur le terrain des eighties de toute façon, comment peut-on oser s’en prendre au créateur de Miami Vice ? Voilà la seule question qu’il convient, au final, de se poser face à ce Dragon Rouge aussi inutile que bassement mercantile.
En salles...



