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Singapour | Rencontres

Eric Khoo

"Je devais lui rendre hommage car il m’a beaucoup inspiré. Quand je regarde mes premiers courts-métrages, je me rends compte que beaucoup d’entre eux contiennent un peu de l’esprit de Tatsumi."

Débarqué le matin d’un vol en provenance de Singapour, le talentueux réalisateur de l’Etat-cité Eric Khoo nous a accordé une interview sur son dernier film Tatsumi. Il nous a expliqué pourquoi il avait souhaité rendre hommage au mangaka Yoshihiro Tatsumi.

Sancho : Lors de notre dernière rencontre, vous m’aviez parlé de votre projet de film sur une hôtesse de l’air zombie, qui contaminait Singapour. Comment en êtes-vous venus à réaliser Tatsumi ?

Eric Khoo : J’ai lu son autobiographie, Une vie dans les marges, en 2009. Après avoir refermé le livre, je me suis senti obligé de réaliser ce film. L’ironie est que même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais pensé que je réaliserais un film d’animation. Quand on me demandait si j’allais un jour en faire un, je répondais négativement car cela nécessite trop de temps et je manque de patience. Mais comme j’adore le travail et les dessins de Tatsumi, il n’était pas question de tourner un film en prises de vues réelles. J’ai demandé à mes fans japonais d’essayer de le contacter, ce que l’un d’eux a réussi à faire. J’ai rencontré Tatsumi environ un mois et demi après avoir lu son autobiographie. Nous avons discuté trois heures avec un interprète dans un petit café situé dans un sous-sol. Le courant est bien passé entre nous. Il avait beaucoup aimé My Magic et m’a donné son autorisation. Nous avons commencé la production au début de 2010. L’animation a été finie en 8 mois et le film achevé en février 2011. C’est de cette façon que le projet de film de zombies a déraillé.

Quand avez-vous découvert le travail de ce mangaka ?

Il y a 25 ans, je dessinais des bandes dessinées pour des journaux et des magazines. Lors de mon service militaire, un important éditeur local m’a demandé de dessiner un roman graphique, genre à la mode à l’époque. J’avais trois mois pour le finir afin qu’il soit prêt pour un salon du livre. Sinon, je devais attendre encore un an le salon suivant. Mais j’étais en panne d’idées. Un de mes amis m’a donné un recueil d’histoires courtes de Yoshihiro Tatsumi et elles m’ont donné de l’inspiration. J’ai dessiné mon roman graphique en trois semaines. Les années suivantes, à chaque fois qu’un de ses ouvrages était disponible en anglais, je le lisais. En 2009, quand j’ai pris ce gros volume, je croyais qu’il s’agissait d’un nouveau recueil d’histoires. Je ne m’attendais pas à ce qu’il s’agisse de son autobiographie. Quand j’ai vu l’image de Tatsumi tenant ses joues dans la paume de ses mains à la dernière page, il m’a paru évident que je devais l’adapter.

Qu’est-ce qui vous touche dans son travail ?

Ses histoires ont eu beaucoup d’impact sur moi lorsque je les ai découvertes. J’aime sa perception des choses, ses personnages solitaires et dans la marge. Il les met dans des situations incroyables. Ses histoires n’appartiennent pas au domaine du fantastique, elles sont terre à terre, mais racontées d’une façon unique. Parmi les œuvres des autres dessinateurs japonais, aucune n’a cette force, cette humanité.

Je devais lui rendre hommage car il m’a beaucoup inspiré. Quand je regarde mes premiers courts-métrages, je me rends compte que beaucoup d’entre eux contiennent un peu de l’esprit de Tatsumi. D’une certaine façon, la boucle a été bouclée. Je suis retourné là où j’avais commencé : mon amour pour la bande dessinée et pour son travail. Son autobiographie m’a servi de fil conducteur car il serait très difficile de faire un long métrage avec seulement ses histoires.

Quel a été l’apport de Tatsumi sur le film ?

Nous avions ses planches de BD pour que des artistes imitent son style et les animent. Mais il a créé certains dessins pour la fin du film quand il rencontre la femme dans le café. Je souhaitais qu’il les dessine car ce sont des parties importantes de réflexion sur ce qu’il a vécu. J’ai dû réduire son autobiographie de plus de 800 pages à 35 pages pour l’écran. Je lui ai donc posé des questions sur ses impressions sur la vie. La voix off, c’est Tatsumi qui parle de ses expériences. Quand vous faites un tel film, ou Be With Me dans lequel Teresa Chan parle de sa vie, vous pouvez y pénétrer plus rapidement. Comme il est timide, il ne cessait de dire que sa voix était horrible et qu’il ne voulait pas parler. Je lui ai dit : tu vas parler et nous raconter ton expérience. Je pense que cette voix off apporte quelque chose au film.

J’ai eu l’impression en regardant votre film que vous ne cherchiez pas tant à faire un dessin animé, qu’à donner vie aux cases des mangas de l’artiste japonais ?

Tatsumi voulait que je change les histoires, que j’y mette un peu plus d’Eric Khoo. J’ai refusé car j’aime ses histoires comme elles sont. Mais je les ai montées pour les raccourcir. Je n’ai jamais pensé à adopter une approche classique pour l’animation de ce film. Je voulais être très respectueux du look de ses œuvres. Je voulais donner vie à ses manga ou gekiga, sans faire véritablement un film d’animation. J’ai travaillé trois mois avec une équipe d’animation pour obtenir le look du film. J’ai ainsi filmé des personnes rejouant les histoires. Ils ont regardé ces films et ont fait l’animation sur la base du même timing. Par exemple dans l’histoire Monkey mon amour, vous avez un homme allongé dans un lit. Quand vous regardez la planche de la BD, il bouge entre deux cases, mais combien de temps vous regardez ces cases ? Je ne trouvais pas les couleurs assez japonaises au début. J’ai montré aux animateurs des films de Yasujirô Ozu afin qu’ils sachent à quoi ressemblaient les vieux films japonais en couleur. Au bout de ces trois mois, l’équipe a pu commencer l’animation.

Le film intègre 5 histoires de Tatsumi, pourquoi avoir choisi celles-là ?

A l’origine, je voulais utiliser 20 histoires, mais c’était impossible. Si vous regardez la période pendant laquelle il fait ce type de BD, de la fin des années 60 au début des années 80, les premières étaient un peu trop abstraites dans leur conclusion. Je ne pensais pas non plus que ses autres histoires seraient assez accessibles pour le grand public. En outre, certaines fonctionnent mieux sous la forme de BD. Je pensais que ces cinq histoires pouvaient être animées et sonorisées, comme Juste un homme sur le retraité avec sa musique blues-jazzy. Il y a aussi la sensation donnée par la technique japonaise d’impression de la couleur, qui consiste à utiliser une seule couleur décomposée en plusieurs tons. Nous pouvions leur donner plus de consistance. Quel que soit le résultat de notre travail, je voulais qu’il soit au moins aussi bon que les BD.

J’ai toujours pensé que les deux histoires qui se déroulent après la Seconde Guerre mondiale, L’enfer et Goodbye, devaient encadrer les trois autres. Mais je devais aussi trouver le moyen de connecter sa vie avec ses histoires. Par exemple, je montre le jeune Tatsumi qui pense à la fille travaillant dans un restaurant sur laquelle il fait une fixation et puis on passe avec le retraité de Juste un homme qui a passé 50 ans avec sa femme.

Les histoires sont très brutales, mais elles contiennent aussi une dose d’humour.

Comme Occupé sur le dessinateur obsédé par des graffitis érotiques dans des toilettes. Lorsqu’il a inventé cette histoire, il se trouvait dans une situation similaire à celle du personnage car il devait faire une BD sombre. Tatsumi est une personne humble et il aime se moquer de lui-même. "Pourquoi veux-tu faire un film sur un moi, je suis un dinosaure, j’ai disparu, je suis oublié", m’a-t-il dit. Avant d’ajouter que dans sa prochaine vie, il veut revenir sous la forme d’un insecte pour vivre seulement une semaine. Il a beaucoup d’humour et celui-ci transparait à travers certaines de ses histoires. Mais en même temps, il y a un être humain morose et solitaire dans cette personne. Vous pouvez regarder ces BD au premier degré, mais aussi creuser plus profondément car Tatsumi est très intelligent.

J’ai trouvé que les œuvres de Tatsumi présentées dans ce film et vos films précédents se ressemblent. Que tous les deux, vous vous intéressez à la dureté de la condition humaine.

Lorsqu’il est venu à Singapour, il m’a écrit un script car Tatsumi sera mon premier et dernier film d’animation. Trop de temps est nécessaire comparé à un film en prise de vues réelles qui me demande moins de 3 semaines. Je taquinais Tatsumi en déclarant à la presse que je pourrais travailler de nouveau avec lui, mais sur un film en prises de vues réelles s’il m’écrivait une nouvelle histoire. Alors il m’a écrit une belle histoire, sa première histoire d’amour. Si je ne souhaitais pas modifier ses histoires, je modifierais celle-là car il a seulement écrit l’histoire sans la dessiner. Mais une nouvelle fois, cette histoire est sur la condition humaine et sur ce que les personnes subissent.

Vous avez été dessinateur de BD et je crois savoir que vous avez aussi fait de la photo. Pourquoi avoir choisi d’être metteur en scène de cinéma ?

Parce qu’un film est plus percutant. J’aime toujours dessiner car vous n’avez besoin de personne, au contraire d’un film où vous avez besoin d’une équipe. Quand je lis les histoires de Tatsumi, je les trouvent puissantes. Mais projetées à l’écran, elles atteignent une autre dimension.

Où en est votre projet de film de zombies ?

J’ai dessiné le storyboard des 30 premières minutes du film et je l’ai montré à des sociétés européennes au Festival International du Film Fantastique de Puchon. Beaucoup m’ont dit : "Tu es fou, Eric. Tu penses que quelqu’un le projetterait ?". Ils le verraient plus comme un film distribué directement en vidéo. Quand tu fais un film de zombies, tu veux qu’il dépasse le dernier qui a été fait en termes visuels aussi bien au niveau du gore, de la violence... Même si ce sera difficile, je pense pouvoir le faire car filmer en numérique ne coûte pas cher. Aussi graphique soit-il, je pourrais filmer avec un budget restreint.

Remerciements à Matilde Incerti et à Jérémie Charrier.
Photos : Kizushii.

- Article paru le mardi 7 février 2012

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