Eric Khoo
Un film sous le signe du destin.
Sous ses airs sombres, l’étonnant Be With Me est un film sur l’espoir et le destin. Nous avons eu le plaisir de rencontrer son auteur plein de vie et d’humour, Eric Khoo.
Sancho : Pourquoi avez mis si longtemps à vous remettre à la réalisation après 12 storeys ?
Eric Khoo : J’avais commencé à travailler sur un scénario, mais au bout de quelques mois il ne me plaisait plus. Je l’ai donc mis de côté. En outre, à cette époque, j’ai commencé à produire des films à Singapour. La production a été ma principale occupation pendant cette période. Mais j’ai toujours eu l’intention de revenir à la mise en scène. D’ailleurs, cinq scénarios dorment dans mes tiroirs, mais je ne les tournerai sans doute jamais. Concernant Be With Me, j’y ai beaucoup pensé depuis le premier jour et j’ai mis trois ans pour tout mettre en place. La deuxième année, moi et mon co-scénariste Wong Kim Hoh n’étions toujours pas contents. La structure était en place, mais il manquait quelque chose. Nous avons alors rencontré Theresa et avons compris qu’elle était notre “pièce” manquante.
D’où vous est venue cette idée de film ?
Elle vient de mon neveu. A l’époque, il avait treize ans et ressassait combien il était amoureux de cette fille. Du coup, je me suis interrogé sur mon premier amour d’adolescence. Puis je me suis demandé quels seraient mes sentiments, si devenu âgé, la personne que j’aime décédait. J’ai donc pensé à faire un film sur la vie et l’amour à trois différentes périodes de la vie : l’adolescence, l’âge adulte et la vieillesse. Je voulais faire un film aussi silencieux que possible, et que les specteurs quittent la salle avec un sentiment d’espoir. Nous avions plusieurs personnages pour la partie du film consacrée à l’adolescence et à l’âge adulte, mais le personnage du vieil homme amoureux de sa femme était présent dès l’origine. Nous devions cependant lui trouver quelqu’un dans cette histoire. Je dois également préciser que moi et mon co-scénariste croyons fermement au destin. Nous voulions donc également l’inclure dans ce film. Notre invitation au mariage où nous avons rencontré Theresa a été cruciale. Je la regardais, elle rigolait et était si pleine de vie... Quand elle a su que j’étais metteur en scène, elle m’a demandé de faire un film sur l’espoir. C’était étrange, car nous essayions justement de le faire. Je lui ai répondu que nous en ferions un, si elle jouait dans le film. A ce moment, nous étions tous plus ou moins éméchés à cause du vin. Elle a levé son verre de vin et dit "OK". Je ne savais pas si elle blaguait, car elle adore faire des blagues, mais deux semaines plus tard j’ai reçu une lettre, où elle m’écrivait combien elle détestait toute cette souffrance dans le monde. Nous avons eu un échange épistolaire, puis elle m’a invité chez elle. Theresa m’a montré son autobiographie non publiée et m’a demandé de mettre sa vie dans mon film. Elle souhaitait que nous mettions en scène un petit film qui touche les gens. Elle me disait : "Je veux que le monde connaisse mon histoire. La vie vaut la peine d’être vécue et il faut arrêter de se plaindre". Même pendant la production du film, elle nous proposait des idées. J’étais très content car pour ce film j’ai utilisé une caméra numérique haute définition. Je souhaitais improviser plus que dans mes films précédents, où tout était contenu dans le storyboard. Nous n’avions pas non plus un scénario complet, mais seulement 17 pages. Nous avons pu essayer beaucoup de choses. Pour une question de coûts, je n’aurais pas pu avoir une telle liberté avec une caméra classique.
Vous n’avez pas eu peur que les 3 histoires ne fonctionnent pas bien ensemble ?
Non, du moins je savais où elles allaient et comment elles fusionneraient. Je disposais quand même d’un storyboard basique, afin d’être sûr de ne rien oublier. Au niveau du rythme et des sensations, ces histoires étaient silencieuses. Je voulais que le spectateur s’interroge sur le plan suivant. Dans les scènes avec Theresa, j’ai utilisé des longs plans séquences car je souhaitais que les spectateurs se concentrent sur ses paroles. J’ai d’ailleurs assez de séquences pour faire un film avec seulement Theresa, le vieux monsieur et son fils. C’est cela la magie du numérique, on peut filmer énormément et plus rapidement. Be With Me a été réalisé en seulement 16 jours. J’ai pu disposer de plus de temps par la suite. Mon premier montage durait deux heures, mais le ton était trop pessimiste. Je ne voulais pas seulement le raccourcir, mais le regarder, puis attendre 15 jours, pour essayer un nouveau montage.
Pourquoi avez-vous choisi des acteurs non professionnels ?
Quand j’ai commencé à créer les personnages, j’avais déjà leurs visages en tête. Je savais qu’ils seraient parfaits. Par exemple, le travailleur social, je le connais depuis plus de 15 ans. Je ne l’avais pas vu depuis 5 ans, mais je savais qu’il conviendrait. Je l’ai appelé, et il a dit OK. En revanche, j’ai passé du temps à parler avec chacun d’eux, afin qu’ils me fassent découvrir leur monde. J’ai ainsi appris des choses que je ne connaissais pas, comme l’existence d’une boite de nuit à Singapour avec seulement des filles ! Dans le même ordre d’idée, pour le personnage du guardien, je me suis renseigné après d’un ami, dont c’est le travail. J’avais confiance dans les acteurs et vice-versa ; j’avais confiance en leur capacité. En outre, nous n’avons pas eu besoin de beaucoup de répétition, car le film ne contenait pas beaucoup de dialogues. Si j’avais réalisé un film “parlant”, je n’aurais peut être pas utilisé des acteurs non professionnels.
Lorsque nous tournions, je ne voulais pas que les acteurs soient influencés par les histoires des autres segments. Ils en savaient donc le minimum. Je voulais qu’ils se concentrent. Quand le film a été terminé, le segment préféré du vieil homme était celui de l’adolescente. Il m’a dit être quelqu’un de conservateur et lorsqu’il avait appris le sujet de cette histoire, il avait fait la grimace. Il se demandait pourquoi je voulais traiter d’un sujet aussi dégoûtant. Mais, ensuite il a trouvé l’histoire très pure. Samantha, l’adolescente, était pratiquement en pleurs après la projection. Comparé à Theresa, elle a réalisé qu’elle n’avait aucune raison de se plaindre.
Est-ce que Theresa Chan a pu d’une façon ou d’une autre participer à une projection ?
Non, car comme elle ne peut ni entendre ni voir, elle n’en voyait pas l’utilité. En revanche, elle est venue dans la salle de montage pour toucher les manettes, les écrans, les haut-parleurs. Nous pouvions seulement lui dire ce qui passait dans le film.
Vos personnages se trouvent à différents âges de la vie, mais au final ils se comportent tous comme des enfants, pourquoi ?
Parce que nous sommes toujours mus par le désir ! Je voulais aussi souligner l’idée d’espoir. A ce titre, le personnage du vieux monsieur est mon préféré. Vous êtes vieux, tout vous semble perdu, mais vous finissez par trouver quelqu’un à la fin de votre vie ; ce qui est remarquable. En ce qui concerne les autres personnages, le guardien est né sous une mauvaise étoile. Il doit périr pour donner une seconde chance à quelqu’un d’autre.
Pourquoi la nourriture prend une place si importante dans votre film ?
Je la considère comme un moyen de communication. J’aime manger et Theresa aussi. Dans tous mes films, la nourriture est présente, mais jamais au point de prendre l’importance d’un personnage. Nous avons décidé de construire une séquence à travers la nourriture et le langage des signes, sans vraiment de dialogues. J’en suis très content.
En France, cette importance accordée à la nourriture devrait toucher une corde sensible, mais en Asie ?
Je n’en étais pas sûr pour Singapour qui est envahi de films hollywoodiens, mais les réactions ont été bonnes. Les gens ont compris mes intentions.
Parlez-nous du style visuel film, qui est une réussite...
Mon directeur de la photographie, Adrian Tan, est un des meilleurs chef opérateurs en Asie pour les publicités. Il a un oeil incroyable, tout ce qu’il filme est stylisé et il travaille très rapidement. Comme il ne regarde que des films de Hong Kong et de Hollywood, j’ai dû lui montrer des films européens comme ceux de Kieslowski ou Kaurismaki, pour lui montrer ce que je voulais, notamment au niveau du rythme. Je ne voulais pas que la caméra bouge de trop, à moins que cela ne soit essentiel. En outre, Adrian Tan a joué un rôle très important pour que le film soit tourné. Au cours de ces deux dernières années, il m’a poussé pour que je m’attelle à la sa réalisation. Au début, comme Be With Me est son premier long métrage, il était déçu de ne pas utiliser de la pellicule. Mais après il a trouvé le numérique fantastique. Il a filmé “aussi près” que possible que ce que nous avons sur l’écran.
Est-ce important pour vous de recevoir des critiques positives, comme cela a été le cas à Cannes ?
Bien sûr, ce serait mentir que de déclarer vouloir de mauvaises critiques. J’étais nerveux de la réception du film à Singapour, mais jusqu’à présent les critiques ont été bonnes. Moi, je ne voulais pas faire un film seulement divertissant, mais qui fasse appel à l’intelligence du spectateur.
Lire aussi l’article sur Be With Me.
Merci à Monica Donati de chez MK2 qui a permis la réalisation de cette interview.

