Haewon et les hommes
On a souvent comparé Hong Sang-soo à Éric Rohmer, un rapprochement compréhensible tant les deux réalisateurs semblent apprécier les promenades agrémentées de longues conversations, le badinage, et savent donner la fausse impression d’un cinéma simple, peu stylisé. Hong Sang-soo aurait, pour sa part, un goût prononcé pour l’alcool. Ce serait oublier que chez Rohmer on boit aussi (Ma Nuit chez Maud, Conte d’Automne,...). Sans nier la ressemblance de leur cinéma, il semble néanmoins qu’une grande différence existe. Chez Rohmer, passé les premiers instants, les motivations de chaque personnage sont clairement exprimées, le plus souvent par les personnages eux-mêmes. Chez Rohmer, on ne joue pas. Ou plutôt, on joue à étaler clairement ses sentiments afin d’en tirer un problème et d’y réfléchir. Combien de ses personnages ne se lamentent-ils pas, tiraillés par un problème moral ? Ainsi, Gaspard (Conte d’été) qui a promis à trois filles en même temps de partir en séjour dans la même ville bretonne, et qui doit donc faire le point sur ses priorités. Un problème qu’il expose clairement à son amie Margot au cours de longues conversations. Au contraire, chez Hong Sang-soo, chacun est manipulateur, menteur et joue un rôle différent selon qui l’accompagne.
Dans Haewon et les hommes, et comme dans Lost in the Mountain, la jeune fille et son professeur (amant ou ex-amant), alors qu’ils se promènent en ville, remarquent leurs camarades de classe à l’entrée d’un restaurant, camarades qui eux-mêmes les ont vus. Dans un souci de faire taire les possibles quolibets, ils décident de rentrer eux aussi dans le restaurant et de jouer la comédie : faire semblant de ne remarquer qu’à ce moment la présence des camarades, mentir sur les raisons de leur promenade, etc. La jeune fille, son amant et les camarades, tous s’embourbent dans un grand mensonge généralisé. Bien entendu, cette situation gênante est susceptible d’empirer à tout moment, l’alcool coulant à flot. Ainsi, si les personnages ne mentent pas forcément, ils se dévoilent lentement, tant ils semblent batailler sur tous les fronts et tenter de se protéger face à chacun. D’ailleurs, il n’existe pas de relation « parfaite » chez Hong Sang-soo, une relation où deux personnes feraient preuve d’une sincérité à toute épreuve à l’égard de l’autre. Au contraire, on joue souvent un rôle pour rejeter la faute sur l’autre en cas d’échec. Alors qu’Haewon et ses camarades discutent gentiment, qui aurait pu prédire que ces derniers commenceraient à la dénigrer de par le fait qu’elle soit une enfant métisse (information qui n’est de toutes façons à aucun moment vérifiée) ? Alors qu’Haewon se rend aux toilettes, les méchancetés fusent de toutes parts concernant ses origines et son comportement prétentieux. On découvre même en un étudiant jusqu’alors quasiment muet, un ancien petit ami d’Haewon. Vraies ou fausses pistes ?
Fondamentalement manipulateur, le cinéma de Hong Sang-soo va utiliser la répétition pour piéger chacun et amener la libération de la parole. Dans Haewon et les hommes, même si la voix-off de la jeune femme semble établir un rapport de sincérité entre l’image et le spectateur, il s’avère en fait que les informations livrées ne sont que partielles. Haewon elle-même n’est pas capable de signaler l’instant où elle s’endort et commence à rêver la suite du film, une expression simple de la confusion qui s’est emparée d’elle. Puisque les personnages ne peuvent pas délivrer directement la « solution » à nous autres spectateurs, Hong Sang-soo va alors les guider par des symboles souvent marqués du sceau de la répétition : personnes rencontrées (In Another Country, ou trois fois la même rencontre), lieux (la porte de Turning Gate, le bar de The Day He Arrives), objets, etc. Ainsi, Haewon rencontre dans une librairie un beau jeune homme, fumeur, et qui visiblement n’est pas insensible au charme de la jeune fille. Plusieurs fois, il jette au sol ses cigarettes à peine consumées, qu’un gros plan viendra plus tard souligner : symbole d’un probable amour avec quelqu’un de plus jeune et d’une relation plus raisonnée (comparée à celle, chaotique, qu’elle entretient alors avec son professeur). Et pourtant, Haewon de passer à côté et d’en fustiger le propriétaire pour son manque de savoir-vivre, comme si elle n’en comprenait pas le message prophétique : « qui peut bien jeter ses cigarettes par terre comme ça ? ».
En même temps qu’Hong Sang-soo cloisonne ses personnages (et la géographie de la ville y répond : Séoul semble se limiter à une dizaine de rues), il dévoile aussi tout un univers de possibles. Ce monde où chaque rencontre, lorsqu’elle est soulignée par la caméra, peut devenir décisive. Le film s’ouvre d’ailleurs sur Haewon rencontrant Jane Birkin au hasard d’une rue. L’idée que Haewon ressemble à Charlotte Gainsbourg et soit alors une fille « spéciale » flottera sur tout le reste du film. C’est donc totalement par hasard que l’on rencontre d’autres individus, mais c’est aussi le hasard qui nous ramène au sein des chemins balisés. Dans Woman on the Beach, le réalisateur-séducteur Joong-rae se dispute avec l’employé d’un restaurant. Submergé par la colère, il part marcher tête baissée et les poings serrés le long de la plage. Dans un coin du cadre passent alors deux femmes en pleine séance de jogging. On les retrouvera plus tard, lorsque Joong-rae tentera de séduire la plus âgée des deux. Une seconde rencontre impossible à prévoir tant il n’y eut aucune interaction entre Joong-rae et cette femme lors de la « rencontre » initiale. Si Wong Kar-wai aime souligner l’instant fatidique où deux corps se frôlent pour la première et peut-être dernière fois (Chungking Express), Hong Sang-soo lui, s’amuse à camoufler l’étincelle de la rencontre. Dans Woman on the Beach, il s’amuse à presque reléguer l’actrice au rang de simple figurante. Ce qui peut constituer une certaine forme de mise en valeur dans le cinéma de Hong Sang-soo ; les personnages à première vue insignifiants finissant toujours pas revenir (ainsi le vieux marcheur dans Haewon et les hommes). Cependant, lors de la deuxième rencontre, c’est la femme qui avouera à Joong-rae se rappeler de ce moment, de lui. Ainsi, dans le hors-champ du film, à l’abri des expectatives du spectateur, une femme pensait déjà à Joong-rae et peut-être imaginait leur future liaison. Logiquement, on peut se demander si Joong-rae n’avait pas lui aussi déjà remarqué cette femme. Quoi qu’il en soit, sous l’apparence du plus grand hasard, la mise en scène aura su imposer le sceau du destin sur chacun des personnages, reliant ainsi deux fils, deux histoires qu’on imaginait séparées. Dans Haewon et les hommes, alors que les personnages semblent se complaire dans les ragots à propos de la jeune fille, c’est l’apparition de la serveuse, à peine visible dans le champ, qui viendra débloquer la situation et réinsuffler une tension dans le récit. Innocemment, elle viendra dire au professeur que cela fait bien longtemps qu’on ne les avait pas vus venir ensemble, lui et Haewon. La possibilité d’une liaison entre eux deux est remise en jeu face aux étudiants qui font semblant de ne pas y prêter attention.
C’est cette logique d’un « faux hasard », qu’Hong Sang-soo pousse encore plus loin dans son nouveau film, Our Sunhi (2013), où phrases et musiques se répètent à l’identique dans un fort essor comique, jusqu’à ce qu’à la fin, les trois amants de Sunhi se rencontrent tous par hasard dans le même parc. Ici, le point de saturation de ce faux hasard est atteint : une situation vaudevillesque totalement impossible à démêler. Sunhi optera alors pour la seule solution à même de préserver l’entente entre les trois hommes, mais surtout à même de la sauver elle : le départ. Discrètement, elle disparaîtra ; elle qui ne supporte plus son environnement séoulien et rêve avant tout de partir étudier aux États-Unis.
Ainsi, dans le cinéma d’Hong Sang-soo les personnages sont les prisonniers d’un univers réduit, contraints d’enchaîner les rencontres ; rencontres dont ils tentent le plus souvent de se protéger, empêchant alors la claire expression des angoisses qui les habitent. C’est finalement lorsque la situation devient inextricable qu’on découvre le coup de folie qui permettra à l’histoire de trouver sa résolution, et tant mieux si cette sortie de piste ne peut être que l’entrée dans une nouvelle histoire. Dans tous les cas, les personnages en ressortent changés : ils sont parvenus à enfin exprimer au moins une idée essentielle qui les occupait. Dans le dernier plan d’Haewon et les hommes, la jeune femme, en sortant subitement d’un rêve (le film que nous venons de voir n’aurait été que ce rêve), s’éjecte elle-même de sa relation désastreuse avec son professeur. Mais bienheureux celui qui pourra faire la différence entre le rêvé et le vécu.
Sorti sur les écrans français le 16 octobre 2013, Haewon et les hommes est pour l’instant disponible en vidéo en Corée et en Angleterre, dans les 2 cas avec sous-titres anglais.





