Hakuchi
Quelle « structure » plus temporellement incertaine que des ruines ? A la croisée de la destruction et de la recontruction, du passé et d’un avenir incertain, les ruines expriment un lieu un suspens, à la fois réalité et fiction, qui convient parfaitement à l’ouverture de Hakuchi. S’y superposent d’ailleurs, le noir et blanc et la couleur, une douleur concrète (cadavres calcinés, enfants en pleurs) et une beauté synthétique (séance de photos avec des mannequins grimés manga-pop), tandis que s’efface la notion de contact au profit d’une distanciation : celle de l’objectif, que ce soit d’une caméra ou d’un appareil photo, l’objet de cet intérêt prudent étant pour l’une un enfant en larmes, pour l’autre une femme à la beauté glaciale.
Cette distanciation, créatrice d’isolement moral sinon physique, est au cœur du film-rêve de Makoto Tezuka, fils du maître Osamu en personne. Elle est incarnée par Izawa (Tadanobu Asano), jeune assistant-réalisateur devenu simple spectateur de son environnement et de ses contemporains, en dépit de son implication dans leur anéantissement culturel. Le Japon de Hakuchi est un Japon fictif, ni présent ni futur mais plutôt réalité alternative, maintenu dans un état de guerre pour une raison indéterminée. Plus qu’un Japon fictif en fait, il s’agit d’un Japon hanté, mais pas par le spectre de la guerre. Ce serait plutôt un pays en guerre hanté par des images de son avenir, par sa culture de masse et son culte des icônes féminines. Au sein de cette réalité morcelée, Izawa est une antithèse, rêveur et terre à terre, naïf et « sur-conscient ». Etudiant en cinéma, il réalise un film simple et vivant, avec pour seul acteur le vent. Vivant sur ce souvenir imprimé sur pellicule, qu’il visionne sans cesse pour tenter de conserver le contact avec sa propre indentité, Izawa s’efface, s’éteint dans sa vie professionnelle au sein de la Media Station.
Media Station, c’est la véritable source de pouvoir de l’univers de Hakuchi. Une chaîne de télévision dont les studios trônent dans une tour high-tech au milieu des bas-fonds, toute entière vouée au contrôle des rêves de la population, au travers du culte d’une idole unique, la jeune Ginga. Ginga (incroyable Reika Hashimoto), idoru extrémiste et caricaturale, kawaï et dominatrice, femme qui se maintient dans la folie et folle qui se travestit tantôt en femme, impose sa dictature sur ce monde à ses pieds. L’histoire ne conte pas son accession au pouvoir ; il n’est cependant pas difficile d’imaginer un tel produit marketing se retournant contre ses créateurs, asservissant les manipulateurs. Ginga est une drogue, incarnation à la fois physique et virtuelle d’un nouvel opium du peuple, elle-même friande de cachets colorés et autres douceurs acidulées. Ginga est insolente, détestable, et Izawa travaille à son service. Et Izawa, ce journaliste frigide qui croit affronter la mort en face en cotoyant quotidiennement un nœud coulissant, lui fait peur.
Car à ses yeux, Izawa refuse d’être fou. Il choisit la distance, refuse le contact des femmes, vit dans les bas-fonds mais ne les intègre pas. Autour de lui pourtant, la folie reigne en maître ; à commencer par le voisin d’en face, et sa femme Sayo, idiote (« Hakuchi » du titre) impassible, « pierre sans visage » des propres mots de son mari. Sayo est en quelque sorte une projection d’Izawa, ce que le journaliste pourrait devenir s’il s’évertuait à nier une quelconque implication dans la vie. Un simple témoin sur lequel glissent la douleur, la guerre et la culture, sans jamais y trouver prise. Forcément, s’il refuse le baiser empoisonné de Ginga, Izawa tombe amoureux de Sayo. Un amour qu’il ne peut ressentir que dans l’isolement, choisissant de l’oublier dés qu’il n’est plus contre elle, comme pour mieux le préserver de la réalité du monde. Seulement voilà : affranchi de la réalité, le couple Izawa/Sayo est tout aussi fictif que la perfection de Ginga. Izawa doit donc trouver son identité pour donner corps à sa passion, pour la sortir du mensonge.
Ce mensonge, qui est au cœur de la vie d’Izawa, n’est pas salvateur comme il pouvait l’être dans Les bas-fonds d’Akira Kurosawa. Au contraire, il renforce l’influence de Ginga et des siens, de la guerre et de son anéantissement de l’espoir. Izawa choisit alors d’écrire, de narrer l’histoire de son couple pour en tracer les contours, et de reconstruire la réalité pour mieux l’appréhender. Dans cette tâche, le réalisateur Makoto Tezuka lui prête main forte, avec une caméra virtuose et une implication bien réelle, qui font de Hakuchi un film hypnotisant. A la manière de certains films de Kiyoshi Kurosawa (Charisma notamment), Hakuchi plonge le spectateur dans une réalité teintée d’onirisme - à moins que ce soit un rêve profondément ancré dans le réel. Peu importe de toute façon, la véritable nature du périple d’Izawa, tour à tour spectateur et metteur en scène de sa vie : ce qui compte, c’est que, confronté au visage de Sayu au travers de son objectif, il choisisse finalement de se débarasser du prisme au profit du contact, d’arrêter de parler dans sa tête pour s’exprimer à voix haute. La distance effacée, le pouvoir de l’image supprimé, la fusion est alors possible entre deux êtres - elle est même représentée de façon explicite à l’image -, Adam et Eve de cet univers suspendu. Et dans les germes de cette histoire d’autodestruction avortée, Tezuka « junior » distille un espoir merveilleux, une envie d’aller de l’avant qui se traduit par une fabuleuse destruction, parfaitement cathartique et orgasmique, du paraître au profit de l’Etre. Heureux les simples d’esprit...
Hakuchi fait partie du « lineup » Asian Cinema de Studio Canal (sortie en DVD le 7 février 2005). Présenté en « double feature » avec Postman Blues de Sabu, le film n’a pour compagnon que sa bande-annonce, mais le pressage anamorphique est superbe et rend justice au travail hallucinant du chef-opérateur du film, Junichi Fujisawa - c’est bien là l’essentiel !
Site officiel du film (en japonais uniquement) : http://neontetra.co.jp/hakuchi/





