Happy Hour
Jun, Fumi, Akari, Sakurako ; quatre femmes, autant de configurations de couples, une amitié. Voilà qui paraît à mes yeux suffisant pour présenter le premier film de Ryûsuke Hamaguchi, pour vous inciter à passer non pas une, mais cinq – et quelques – happy hours en compagnie de ces femmes.
Cinq heures. Moi qui peste sans cesse contre l’allongement de la durée moyenne des films américains, ai régulièrement été confronté, ces dernières années, et souvent au Festival des 3 Continents, à des œuvres à la durée impressionnante. Les sept heures du Théâtre de Kazuhiro Soda, l’ensemble de la filmographie de Wang Bing (’Til Madness Do Us Part notamment)... Pourtant, si l’investissement peut effrayer, le retour s’est toujours avéré à son échelle. Alors que la tendance américaine à tirer la narration pendant cent-cinquante minutes tient souvent de l’action de plus, pendant cinématographique de quelques bonus tracks superflues, le point commun des œuvres citées ci-dessus tient à un usage pertinent de la durée, à l’affirmation d’une assise, à la création d’un cadre d’observation.
Si Kazuhiro Soda et Wang Bing œuvrent (presque exclusivement) dans le documentaire, Ryûsuke Hamaguchi travaille pour sa part dans un cadre de fiction ; pourtant, je souhaiterais relier son cinéma à celui de Soda san, en utilisant le terme employé par ce dernier pour décrire son entreprise : le cinéma d’observation. L’une des consignes que s’impose le réalisateur de Campaign (présent à Nantes cette année avec l’excellent Oyster Factory), est de faire durer ses plans aussi longtemps que possible, afin que le spectateur ait, à son tour, le temps d’observer. Hamaguchi, plutôt que de livrer une fresque enivrante, composée d’une multitude de scènes, construit son édifice autour de quelques séquences clés, extrêmement longues, au cœur desquelles ce ne sont pas des actions qui se dévoilent, mais des personnages. Les cinq heures de Happy Hour ne passent ainsi pas sans que l’on s’en rende compte, bien au contraire, et c’est là l’incroyable force du film : chaque minute passée importe et se ressent, pèse son poids narratif, quand bien même les mots en sont absents, conditionne l’existence de ses héroïnes.
La première séquence clé du film, qui amène Jun, Akari et Sakurako à participer à un séminaire sur la communication « alternative » organisé par Fumi, est en ce sens à la fois le manifeste et la fondation de Happy Hour. S’abandonner à l’autre, donner à ressentir son centre de gravité, son axe d’équilibre, ses pensées, par le contact, l’attention, l’écoute... « Trouver son centre » est le propos de ce séminaire, qui permet, longuement, de s’abandonner à la contemplation de ces femmes, de percevoir, déjà, le cri silencieux d’une Sakurako désespérée d’être écoutée, la distance meurtrie de Fumi, le besoin de contact de Jun et Akari... La scène est très longue, certes, mais elle assied le film autour de ses protagonistes, place le spectateur en son centre, désireux de cerner l’inertie des forces et fragilités en présence. Quand la caméra de Ryûsuke Hamaguchi trouve le centre des femmes qu’il affirme à l’écran, procédé de cadrage conscient, perturbateur et presque anti-cinématographique (les actrices semblent s’adresser directement au spectateur), qui revient à plusieurs reprises dans le film, l’impression de se trouver face à elles, véritablement plutôt que juste visuellement, est saisissante. Happy Hour dépasse le cadre du cinéma et devient, dans ces moments-là, une réalité. Ses protagonistes, c’est évident, existent.
Pour un film qui fait de l’absence de communication son principal moteur - les hommes y étant affranchis de toute émotion partagée, de toute résonance avec leurs moitiés féminines – Happy Hour se fait l’étendard d’une communication véritable, volontaire, active, qui consiste à considérer Jun, Fumi, Akari et Sakurako avec l’attention qu’elles méritent, à guetter leurs réactions, leurs paroles et leurs silences. Femmes sublimes, fortes et fragiles à la fois, secrètes et tellement faciles à lire lorsqu’on les regarde de près, en leur centre, le temps qu’il faut... Happy Hour ne serait rien sans le sourire de Jun, force qui éclaire le film, constitue son point d’équilibre, et donc de déséquilibre, assure sa rémanence dans notre cœur et notre esprit, mais surtout sans cette durée, in fine assez faible au vu de l’ampleur de l’accomplissement. Celui de nous offrir une amitié, profonde, durable, avec quatre des femmes les plus honnêtement incarnées, les plus intelligemment observées, qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps. Elles me manquent déjà.
Happy Hour a été présenté au cours du 37e Festival des 3 Continents (20145), dans le cadre de la Compétition Officielle, où il a remporté la Montgolfière d’Argent, ainsi que le Prix du Public.







