Haze
Un homme ouvre les yeux dans l’obscurité. Il est allongé sur le dos, dans un espace si étroit qu’il peut à peine se déplacer, et son ventre saigne d’une douloureuse blessure. Qui est-il, que fait-il dans cet endroit ? Il cherche à en sortir mais chaque embranchement est un nouveau cauchemar d’exiguïté, d’enfermement, de cohabitation avec des cadavres démembrés, quand il ne s’agit pas d’un piège d’un sadisme épouvantable, d’une fenêtre sur la mort d’autres prisonniers comme lui. L’homme émet des hypothèses, souffre, subit, panique. Jusqu’à sa rencontre improbable avec une jeune femme, blessée comme lui, bien décidée à se sortir de ce labyrinthe de tortures...
Haze est à l’origine un court métrage réalisé pour le projet Digital Short Films by Three Filmmakers, commandé par le Festival de Jeonju (Corée du Sud). Essai surréaliste et aggressif sur l’Enfer que l’homme est capable non seulement de se créer, mais de partager et d’imposer, Haze est, comme la plupart des films de Tsukamoto, une expérience sensorielle et technique d’une aggressivité redoutable, ingénieuse et durable. A la fois sadique et masochiste - Tsukamoto est l’instigateur, le sujet et l’objet de l’ensemble, le bourreau et sa propre victime, et ce aussi bien hors-cadre que dans le film lui-même -, Haze est un authentique film d’horreur, visceral, claustrophobe, terrifiant.
Haze démarre sur un trio cher au réalisateur : des gros plans qui hésitent entrent l’immobilisme et l’oscillation forcenée, une musique rigoureusement mécanique de Chu Ichikawa et son propre visage. Ce visage sur lequel se lit la peur panique, l’incompréhension ; un instant seulement puisque le corps se perd, incontrôlable, glisse hors de portée. Comme dans tous les films de Tsukamoto, cette séquence est la quintessence d’un cinéma naviguant constamment entre deux extrêmes : le statique et le « sur-cinétique ». La caméra est à retour de force, tout comme la bande son se fait l’écho de chaque mouvement, de chaque coup, de chaque émotion. Deux scènes de Haze sont ainsi de véritables modèles de mise en scène : lorsque Tsukamoto se retrouve piégé, la bouche fermée sur un tuyau métallique trop grand pour éviter un épouvantable frottement, dans un couloir trop étroit pour dégager sa tête de cette interminable pomme d’angoisse. L’acteur-réalisateur-victime se déplace en latéral dans un grincement errintant, sous les assauts d’une musique qui souligne chaque tressautement de ses muscles, chaque veine qui explose dans ses yeux exorbités. L’autre merveille de symbiose cinématographique repose dans cette scène de voyeurisme involontaire, où Tsukamoto est témoin de la mort de plusieurs hommes pris au piège. La caméra, déjà écrasante dans cet environnement claustrophobe, se fait massue, d’une rare violence, et la musique d’Ichikawa assène chacune de ses ponctuations rythmique avec une puissance toute industrielle. Le rendu final est époustouflant.
Essai technique virtuose, en même temps qu’ode à l’économie narrative et budgétaire, Haze n’est cependant pas qu’une vitrine nostalgique des premières propensions de l’auteur, aujourd’hui plongé dans une étude de l’homo-eroticus, en tant que produit limite industriel, une fois de plus, de notre société (le chef-d’œuvre Snake of June) ; c’est aussi un liant étonnant entre plusieurs de ses personnages. La récurrence du couple Tsukamoto / Fujii (fabuleuse interprète de Tokyo Fist) n’est pas étranger à cette cohérence d’une œuvre dans sa globalité, et la raison d’être de Haze pourrait se trouver par exemple, en aval de Tokyo Fist. Mais quand on y regarde de plus près, le personnage interprété ici par Tsukamoto est un parent de tous ses héros : cet homme incapable de reconnaître le produit de sa propre existence, trop pressé de mettre sa souffrance sur le biais des autres, de la société, de la guerre. Si Tsukamoto a toujours été loin d’ignorer ces prétextes externes, cette violence d’un environnement et des autres, il n’a jamais perdu de vue ce point de vue essentiel : à terme, l’homme se corrompt lui-même, produit ses propres frustrations et cauchemars. Lorsque ceux-ci sont aussi intelligents et percutants que Haze, on en viendrait presque à souhaiter les vivre par nous-même, comme l’a toujours fait, dans son égoïsme paradoxalement si généreux, l’homme-machine Shinya Tsukamoto.
Haze est disponible en DVD au Japon (sans sous-titres), ainsi qu’en DVD Zone 2 UK chez Terra, sous-titré en anglais.




