Intruder
Un soir d’orage, une criminelle fugitive du nom de Yan séjournant dans la région de Shenzhen, assassine sa co-locataire, prostituée venue de Hong-Kong, pour lui dérober ses papiers afin de rejoindre l’ex-colonie. D’une détermination sans faille, elle endosse l’identité de sa victime, jusqu’à son apparence physique, déjouant ainsi les contrôles suspicieux du service d’immigration. Arrivée sur le sol d’une terre promise vierge de son passé criminel, Yan commence alors à jeter son dévolu sur une nouvelle victime, masculine cette fois.
Il faut bien reconnaître que la découverte jubilatoire de Dream Home (2010), le dernier long métrage de Pang Ho-Cheung, a réveillé en ce qui me concerne, la nostalgie de coupables plaisirs récemment délaissés, dépité par l’état de la cinématographie hongkongaise. Mais l’intelligence de la mise en scène de cette satire sociopolitique en forme de slasher saigneux, m’a davantage porté vers l’excavation d’une perle à la symétrie troublante pour son héroïne psychopathe, qu’à me délecter des prouesses d’équarrissage grotesque d’un Dr. Lamb (1992), fusse-t-il, tout comme la victime masculine de ce Intruder, un membre éminent de l’honorable profession des chauffeurs de taxi nocturnes.
Produit issu de la corne d’abondance de la Milkyway Image de Johnnie To et Wai Ka-fai, Intruder demeure le seul authentique Catégorie III tourné par la compagnie, bien que des œuvres successives en obtiendront le label (Spacked Out, Exilé, Election, Election 2...). Fruit d’une année exceptionnellement créative à défaut d’être rentable, le film fût malheureusement l’un de ses pires échecs commerciaux. Si Johnnie To signe en 1997 un Lifeline qui porte déjà tous les stigmates de l’auteur qu’il deviendra, c’est son talent de producteur qui exonde, tel une véritable terre féconde, produisant certaines des œuvres les plus audacieuses du moment. Citons en particulier le Wong Kar-waïen The Odd One Dies, le premier long-métrage de Patrick Yau, mais aussi les premiers pas du génie Wai Ka-fai derrière la caméra avec le radical Too Many Ways To Be No. 1. Intruder marque ainsi d’autres débuts, mais aussi l’unique réalisation de Tsang Kan-Cheung, scénariste de talent ayant opéré aussi bien aux côtés de l’un des pères de la nouvelle vague hongkongaise dans My Heart Is That Eternal Rose (1989) de Patrick Tam, que sur la plupart des films tournés par la star de la comédie Stephen Chow.
A l’image de Dream Home, le cinéaste s’extrait des poncifs du genre et refuse de se livrer à la simple mise en relief d’éléments d’exploitation à la douteuse complaisance. Il élude ainsi l’une des composantes essentielles du genre, en occultant toute sexualisation à l’image. Ainsi lorsque la fugitive passe la nuit chez sa victime (Wayne Lai), une simple ellipse suggère leur relation, banale illustration d’une faveur vénale, si symptomatique du matérialisme ambiant. En revanche l’auteur s’avère inspiré par la mise en œuvre d’un crescendo de terrorisme domestique, engendré par une troublante héroïne à la schizophrénie dangereuse. Chaque degré de violence s’articule parfaitement dans sa logique narrative, toute entière tendue vers un unique désir, objet matériel à la symbolique puissante en cette année charnière ; et dont la conclusion n’épargne en rien un cynisme sans concession qui traduit de façon exemplaire la problématique surnageant à l’arrière plan de nombre de productions Milkyway de l’époque.
En effet, ces œuvres, en particulier celles produites entre 1996 et 1998, font écho de façon vibrante à cette incertitude et cette morosité ambiante, dont la dépression économique qui frappera de façon quasi concomitante à la rétrocession tant redoutée, ajoutera à la tourmente sociopolitique qui frappera ses habitants. Si cette angoisse face à l’avenir incertain transpire notamment à travers le fatalisme qui mine les œuvres de Johnnie To et ses disciples, elle trouve peut-être avec Intruder sa manifestation la plus concrète. Car que montre en en réalité le film au travers du massacre d’une famille orchestré par Yan ? Bien plus que la trajectoire d’exilés, en fuite d’une Chine continentale, de laissés pour compte, rêvant d’un nouveau départ. Mais plutôt l’appropriation, et par extension la disparition d’une identité en péril qui est ici en jeu face à la violence froide et dévastatrice du duo fugitif. Véritable parabole sur la rétrocession, Tsang filme littéralement l’éradication de l’identité hongkongaise au sens premier, sous la menace d’une “cannibalisation” du grand frère continental. Il ne se limite pas au meurtre et au vol des papiers d’identité de ses victimes, mais prolonge la métaphore de façon habile en forçant les prédateurs à usurper le corps et l’identité même de leurs victimes. Yan tranchant le bras de sa colocataire pour en faire bouillir la chair afin de se revêtir de ses empreintes digitales ; alors que Kwan, sa moitié criminelle et ordonnateur va jusqu’à remplacer ses prothèses brachiales par les bras fraîchement sectionnés de sa victime.
Loin de la vacuité du spectaculaire gratuit, sous ses airs de home slasher impitoyable, Intruder avance à visage masqué, manquant parfois de subtilité, notamment en ce qui concerne son usage systématique de la musique ici caricaturale, mais parvient à offrir une matière visuelle d’une richesse surprenante, exploitant parfaitement ses contraintes spatiales - le huis-clos de l’appartement autant que les alentours de la propriété - et budgétaire, grâce à son emploi judicieux de la lumière. Un usage qui évoque l’héritage du film noir américain dans sa stylisation extrême des contrastes. Ainsi la lumière de Wu Kwok-Chiu, fidèle collaborateur de Johnnie To, joue brillamment des ombres portées sur le visage de Yan pour traduire la dualité inquiétante du personnage, qui partage avec celui de Dream Home une fascination pour la schizophrénie féminine ; même si l’interprétation de Wu Chien-Lien surpasse ici celle de sa consœur. Tsang Kan-Cheung emprunte volontiers la figure du bourreau féminin tourmentant sa proie paraplégique au Misery (1990) de Rob Reiner, inspiration évidente, mais s’en échappe par sa dimension humaine, à travers son hésitation fatale. D’un montage serré, doté d’un sens du cadre et d’une étonnante concision narrative, où l’insert de gros plans accentue l’effet dramatique ; la gestion du rythme de Intruder ne souffre d’aucun répit, si ce n’est une pause sentimentale dans la confrontation féminine entre l’héroïne et sa proie enfantine. Mais cette pause émotionnelle, loin d’être un antidote temporaire à l’oppressante anxiété à laquelle le spectateur est soumis, devient un ressort dramatique crucial à la narration. Si depuis The Untold Story (1992) l’infanticide cinématographique a connu son zénith, il faut bien avouer au passage que la cruauté déployée par le film face au visage poupon et tendre de la jeune Yin Yin risque d’en offenser certains.
Si l’on a souligné la thématique politique importée des préoccupations de Johnnie To et Wa Ka-fai, une autre singularité esthétique servant admirablement l’atmosphère suffocante et tropicale du récit, apparaît de façon singulière. La pluie, motif graphique autant qu’instrument narratif joue ici un rôle prépondérant, à l’image de tant d’œuvres du maître (lire l’article sur Accident). Si Deleuze disait d’Akira Kurosawa qu’il était un des plus grands cinéastes de la pluie, Johnnie To en est son digne héritier ; loin de l’épigone, il ne cesse de créer au fil de son œuvre un spectre étonnant de métamorphoses aqueuses d’une variété inouïe.
Entre psycho-thriller anxiogène et satire politique cynique, les amants criminels de Tsang Kan-Cheung méritent davantage que la relégation aux sous-sols du corpus filmique de la Milkyway ; collectif créatif qui en ces années de doute, témoignait d’une liberté créatrice inédite, susceptible de créer une brèche dans l’horizon assombri d’une production locale en pleine mutation. Une redécouverte indispensable.
Ne cherchez pas du côté de Hong-Kong. Edition VHS, Laserdisc ou VCD sont toutes épuisées et nulle sortie DVD n’a semble-t-il vu le jour en Asie. Aussi curieux que cela paraisse, Intruder a connu une série d’éditions DVD allemandes (j’en ai dénombré pas moins de quatre !). Je recommanderai néanmoins celle qui témoigne de cette chronique, disponible chez Adrenafilm et comportant des sous-titres anglais et allemands. En revanche je déconseille une improbable édition uncut du Run and Kill de Billy Tang incluant Intruder dans ses bonus (une honte !), le tout chez Cine Club, label distribué par Koch Media.






