It’s All About Love
J’en connais à qui ça va certainement faire plaisir. C’est en effet le moment d’amasser pierres et autres minéraux ; faites votre stock de gravas car l’occasion de me lancer des cailloux est trop belle : je n’ai pas vu le Festen de Thomas Vinterberg. silence Pour quelle raison je ne sais plus ; ce n’est pas le premier film "important" que je rate en salles de ma vie - loin s’en faut -, mais pour celui-ci c’est encore pire, puisque les occasions de rattrapage ont été nombreuses, tout autant qu’elles ont été soigneusement évitées. L’ami Vinterberg donc, puisque le reste de sa filmographie nous est moins directement abordable, restait jusqu’à hier encore, un parfait inconnu pour moi. Voilà qui est dit, avoué, assumé.
N’y revenons plus.
"Je vais vous raconter les sept derniers jours de ma vie..."
John (Joaquin Phoenix) débarque de l’avion à New York pour de courts instants de correspondance - minutes précieuses où il doit retrouver sa femme Elena (Claire Danes), patineuse célèbre, afin de lui faire signer les papiers de leur divorce. A la place de sa femme, ce sont deux de ses gardes du corps qui l’accueillent, et lui font partager avec insistance le désir d’Elena de voir son futur ex-mari ; aussi John se voit-il contraint de repousser son vol suivant au lendemain.
Dans les appartements de sa femme, John est accueilli comme un frère - notamment par Michael (Douglas Henshall), le propre frère d’Elena, un de ses meilleurs amis d’enfance. Rapidement toutefois, le comportement d’Elena, ex-junkie qui passe près de 17 heures par jour à dormir tant la proximité de John lui fait défaut, apparaît comme inquiétant ; aussi John va-t-il rester quelques jours en sa compagnie pour tenter de sauver Elena de l’emprise de ce New York du mois de juillet de l’année 2021, au cours d’une grande vague de froid accompagnée de perturbations globales déconcertantes. Tandis qu’en Ouganda les gens sont obligés de s’attacher au sol pour ne pas s’envoler vers les cieux, que la planète se recouvre de neige, des hommes, femmes et enfants de par le monde s’écroulent sans attirer l’attention de leurs congénères, mourant de solitude...
"- Il y a un cadavre en bas de l'escalator.
- Et alors, vous connaissiez cette personne?
- Non.
- Alors, faites comme tout le monde: enjambez-le."
Si l’on considère que l’art de la réalisation est de savoir imposer aux spectateurs une vision des choses qui ne leur est pas propre, alors Thomas Vinterberg est un réalisateur extrêmement doué. Il suffit en effet d’assister à cet échange presque anodin entre John et l’un des gardes du corps d’Elena, dans les premiers instants du film, pour s’en convaincre. Si à la vue du cadavre, nous avons la même réaction que le protagoniste, la réalisation nous force rapidement à "enjamber", visuellement, chaque corps immobile placé dans le champ de la narration. Ainsi, en quelques minutes, Vinterberg parvient non seulement à nous faire accepter le contexte de son histoire, mais surtout à installer un malaise difficilement explicable, que l’on partage avec le personnage de John. Il en va de même pour ces "coupures de presse", en fond visuel et/ou sonore, qui nous montrent les dérèglements "physiques" qui touchent le continent Africain. En s’appliquant à les laisser en arrière-plan, littéralement flous, Vinterberg fait de ces éléments autant de points contextuels admis, et par conséquent "normaux".
"Nous ne devons pas nous envoler. Nous ne sommes pas des anges. Nous sommes des êtres humains."
Le personnage de Sean Penn - le frère de John - est le miroir moderne de ces Ougandais faits anges. En soignant sa peur de l’avion de façon excessive, les médecins ont condamné Marciello a passé sa vie dans les airs, produisant chez lui une allergie au sol. Depuis le confort de plusieurs dizaines de milliers de pieds d’altitude, Marciello écrit un rapport sur l’état du monde. Sur ce monde devenu si humainement froid que la planète, plutôt que de se réchauffer, s’est refroidie au point qu’il neige sur la surface entière du globe en plein de mois de juillet. Au point que les cœurs des gens seuls s’arrêtent de battre. Marciello n’a plus de contact avec les hommes : c’est le coût de sa supériorité. Son seul centre d’intérêt : son frère John, et l’amour qu’il est indispensable qu’il partage à nouveau avec Elena.
Et Marciello a bien raison : si Vinterberg fait de ses composantes imaginaires une simple toile de fond, c’est parce que, à l’image par exemple d’un Gattaca (Andrew Niccol - 1997), It’s All About Love est un film de science-fiction sans en être un. D’une certaine façon, Vinterberg semble partager bon nombre de points communs avec l’univers de Mamoru Oshii ; on pense ainsi à la perte de repères provoquée par la première vision d’un Patlabor 2 par exemple. On s’attache au background, persuadé que ces détails ont une importance qu’ils n’ont pas ; et, à l’image de ce New York déshumanisé de l’année 2021, on oublie de s’intéresser aux hommes, et à ce qui fait d’eux des êtres humains. Pas besoins de machines, de cyborgs ou de robots géants pour "déshumaniser" ; l’intrigue de It’s All About Love tourne justement autour de la déshumanisation d’Elena, patineuse extraordinaire, dont les proches oublient que son pouvoir provient de son interprétation, humaine et personnelle - et par conséquent unique. C’est ce manque de discernement, d’attachement qui tue les hommes dans le film de Vinterberg ; en prendre conscience au cours de la narration perturbe fortement l’ampleur initialement envisagée de la trame, mais n’enlève en rien sa force de fascination.
"Il neige sur la planète entière et l’avion ne peut plus se poser ; j’avoue que j’ai un peu peur."
Car oui, It’s All About Love est un film proprement fascinant, intense, effrayant. Superbement réalisé, offrant au travail sonore une importance phénoménale (les alternances de silence et de vacarme, les superbes envolées lyriques), le film de Vinterberg jouit de plus de performances excellentes. Claire Danes, adolescente charmante devenue femme superbe, est d’une profondeur étonnante ; Joaquim Phoenix d’une banalité parfaitement humaine et nécessaire. Mention spéciale aussi à l’interprète de Michael, Douglas Henshall, le plus humain de tous par la quantité de défauts qu’il accumule, objet de l’attachement que provoque une naïveté authentique.
Tous participent à la réussite merveilleuse d’un film hors du commun, poème redoutable et pourtant peu subtil sur l’essence de l’humanité, traversé d’images sublimes et de moments de grâce. Déballage de technique et de mise en forme visant à (re)mettre à jour une simple évidence, résumée dans son titre, It’s All About Love est toutefois l’une des redondances les plus essentielles qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps.
It’s All About Love est sorti sur les écrans français le 2 juillet 2003.





