Junk Food
Revenant à l’univers de la marginalité qu’il avait préalablement exploré dans Carnival in the Night (Yami no kanibary, 1982), et délaissant la comédie noire de son précédent opus Atlanta Boogie (Atoranta bugi, 1996), à tendance commerciale, Masashi Yamamoto fait un retour à ses racines de cinéaste indépendant à travers Junk Food, portait kaléidoscopique d’une jeunesse marginale au cours d’une journée dans la jungle urbaine, de Tokyo à Yokohama.
Construit en trois segments, comme un journal d’un jour fait de vignettes de longueur inégales, Junk Food débute de bon matin, alors qu’une vieille femme aveugle - la mère du réalisateur - se lève au son d’une radio délivrant les nouvelles matinales, pour se rendre machinalement à la supérette du coin pour y acheter son pain. On découvre ensuite Miyuki, allongée au centre d’une pièce d’un squat délabré alors que son amant d’un soir dort encore. Fumant du crack, elle rejoint son homme encore endormi, l’attache solidement, pour ensuite l’étrangler avec jouissance, sans raisons apparentes. La pesante monotonie de sa vie d’employée de bureau est entrecoupée par ses errances urbaines pour se procurer sa drogue. La journée s’achevant, on pénètre dans la vie nocturne, théâtre des tourments violents d’une jeunesse marginale. Cawl, un clandestin pakistanais commet un crime passionnel avant de tuer son passeur qui veut le voler, un jeune chef de bande rassemble ses troupes pour aider un sempai (chef plus âgé) à retrouver sa copine et sa voiture, soit-disant disparues, alors qu’Hide, un jeune à la coupe hirsute se paie une prostituée chinoise, Myan, avant d’aller vers Yokohama disperser les cendres de son ami disparu. Destins à la dérive et en quête d’un futur meilleur, la solitude et la mort planent sur leurs vie dont la spirale converge inévitablement vers une impasse.
La "junk food" ou littéralement "bouffe qui drogue", importée des États-Unis, est cette bouffe-camelotte faite de produits à grignoter et boissons sucrées qui insidieusement s’ingère dans nos habitudes alimentaires, transformées par un rythme de vie toujours plus frénétique, sous couvert d’un goût artificiellement appétissant ; et qui parasite notre organisme. La démonstration quelque peu extrême de ses effets secondaires qu’en fait Morgan Spurlock dans Super Size Me (2004) n’est-elle qu’un prélude à ce qui semble gagner nos sociétés contemporaines ? Bien au-delà de l’aspect nutritionnel, brièvement illustré dans le film au cours d’une scène dans un fast-food entre Hide et Myan, la "junk food" reste purement symbolique dans l’oeuvre de Yamamoto. Elle constitue plutôt l’emblème de tout ce qui est étranger au Japon, et de la façon dont la société l’incorpore et le digère, vu sous l’angle de la marginalité.
Que ce soient le crack dont est dépendante Miyuki, les bars à putes du quartier chaud de Yokohama où Hide s’offre une jeune prostituée, les tournois de catch féminin dont la mexicaine Mariana se sert pour gagner sa vie et aider sa famille, en passant par la batte de base-ball que Ryo (Onimaru) swingue avec répétition, ces éléments étrangers à la culture japonaise sont ici stigmatisés comme étant parfaitement intégrés au mode de consommation de la vie quotidienne de cette jeunesse, tout en cristallisant la violence et le désespoir de ces personnages.
En faisant de la junkie Miyuki, une parfaite Office Lady, qui extorque de l’argent à son patron pour se payer sa came, Masashi Yamamoto, montre l’envers du décor sous le lustre des entreprises de la Tokyo Bay. Comme pour stigmatiser ce contraste, le réalisateur rappelle, au cours d’une réunion de travail, qu’on est en plein boom de la Net-économie ; le regard vague de Miyuki se perdant alors dans l’horizon des grattes-ciels, soulignant ainsi son étrangeté au monde qui l’entoure. La drogue l’a désensibilisée à toute forme de douleur et d’estime de soi (une scène appuyant sur le voyeurisme, la montre se faisant battre par son dealer psychopathe avant de s’offir à lui), son regard touchant fuyant parfois le sordide univers dans lequel elle se débat pour se perdre dans un rayon de lumière transperçant une fenêtre, ou le reflet de l’eau stagnante d’une baignoire.
Même s’il introduit une distance et se place plutôt comme un observateur du milieu marginal au sein duquel il tourne, Masashi Yamamoto montre une étonnante proximité avec ses personnages, dont la ballade finale au petit matin apporte quelques moments de sérénité au carcan de leurs vies à l’horizon bouché. Refusant de juger leurs actes, dont la violence froide tend parfois à la complaisance, Junk Food place volontiers ces êtres en victimes de la société. Aussi cruel soit-il, le meurtre du passeur pakistanais par Cawl est à la mesure de sa désillusion : trompé par son propre compatriote qui préfère l’argent à la solidarité, Cawl se retrouve enchaîné et endetté à vie avec le maigre espoir de pouvoir un jour rejoindre sa famille. Cette violence, si elle n’en est pas moins condamnable, reflète une énergie du désespoir que Yamamoto insuffle avec bonheur à ses êtres luttant dans leur quotidien. Même s’il la stigmatise parfois comme un recours à l’issue de leur désespoir, il n’omet pas de montrer la normalité et le vécu quotidien à travers le personnage de Mariana, dont la violence ne s’exprime qu’au travers de la mise en scène des combat de catch.
La figure cyclique donne à ce film un ton désespéré, comme si les personnages étaient prisonnier de cette spirale sans recours possible pour sortir de leur marginalité, à l’image de la fin du film où chacun repart de son côté après avoir partagé un court moment de recueillement autour de la dispersion des cendres du jeune homme mort dans le métro. Ce cycle étant repris plusieurs fois, tant dans la construction du film même, reflété par la scène d’ouverture, montrant la vieille femme aveugle accomplir son trajet quotidien et monotone pour faire ses courses, qui clôture également le film ; que symboliquement, par la mort même du jeune homme dans la rame de métro de la ligne circulaire - Yamanote Line - qui tourne sans cesse avant que son cadavre ne soit enfin découvert. Comme si la société elle même voulait ignorer la présence de cette junk food qu’elle produit. Enfin, le cycle est présent dans la temporalité même du film, se déroulant au cours d’une journée de 24 heures.
Le symbolisme pouvant parfois être signe de facilité où même de lourdeur, il est ici distillé habilement avec parfois une réelle inventivité visuelle. Un plan succédant à l’égorgement de la petite amie de Cawl, voit une flaque de sang noire se mélanger lentement avec une nappe de lait. Cette image d’un symbolisme lumineux synthétise tout l’esprit du film. C’est autant la contamination par le sang noir de l’étranger qui tente de trouver sa place et de s’intégrer en épousant une japonaise, que les marginaux et exclus de la société qui risquent de ternir la pureté superficiellement apparente de la société japonaise, qui cherche à les dissimuler.
La marginalité n’est pas comme souvent, dans les films japonais contemporains exhibant la violence urbaine, limitée au seul milieu des yakuzas ou des jeunes chefs de gangs. Elle est montrée ici sous ses aspects les plus divers, dont la trans-nationalité, chère à Takashi Miike, est un élément central du film. L’immigré pakistanais clandestin, la jeune prostituée sino-américaine, la catcheuse mexicaine, tous vivent à leur façon la dure expérience qui, au Japon plus d’ailleurs, nous fait ressentir la solitude et l’abandon auquel aucun n’échappe, si ce n’est temporairement par le biais du confort sexuel, ou lors d’un fugace moment de bonheur partagé autour d’une partie de Babyfoot.
Autre originalité qui distingue l’approche de Masashi Yamamoto de ses contemporains, le parti pris stylistique. Certes on n’échappe pas aux sempiternels - mais néanmoins superbes - travelling et plans d’autoroutes nocturnes filmées en caméra embarquée, mais le réalisateur a cherché ici à donner une couleur et un traitement particulier à chacun des trois segments de son film. Du traitement vidéo (le premier segment), à une cinématographie plus classique (l’épisode avec Miyuki), en passant per l’approche documentaire de la plongée nocturne de la dernière partie, de loin la plus convaincante, Junk Food explore astucieusement la diversité de la ville, dévoilant ses aspects multiples.
Les acteurs, dont de nombreux non-professionnels, apportent une réelle vérité aux personnages comme Onimaru, dont c’est ici le premier film, authentique chiima - jeune chef de bande - dont le naturel et la décontraction feraient passer la plupart des gros calibres du genre pour des poseurs surfaits. Découvert par Masashi Yamamoto, il sût confirmer ses talents dans la fable urbaine violente Pornostar (1998) de Toshiyaki Toyoda. Assurant les transitions et offrant une touche poétique désenchantée, la musique de DJ Krush et son trip-hop planant se marient particulièrement à la poésie post-moderne de l’urbanité Tokyoïte démesurée filmée par Yamamoto.
Hanté par la mort, l’abandon et la solitude vécus dans une urbanité inhumaine, Junk Food pose un regard froid et désenchanté dont la beauté visuelle est parfois gâchée par une violence trop explicite. D’un réalisme saisissant dans sa partie documentaire finale, il n’en reste pas moins un vibrant témoignage de l’envers du décor d’une jeunesse avide de consommation et tentée par l’imitation du mode de vie à l’américaine, pour le meilleur... et pour le pire.
Junk Food est disponible en DVD chez Kino on Video, en version originale avec des sous-titres anglais optionnels. Outre des bonus classiques, une interview du réalisateur.





