Kinatay
Kinatay a tout du film qu’on aurait aimé défendre corps et âme. Mais que malheureusement on ne pourra évoquer qu’avec un léger trémolo de regret dans la voix. Un film qu’on aurait aimé défendre parce qu’il a tout de la pellicule tournée avec les tripes et la sueur. Les conditions techniques difficiles transpirent à l’image, le budget n’est visiblement pas passé dans le buffet du midi, et le script suinte l’implication émotionnelle totale de Brillante Mendoza dans son sujet. Seulement il y a des éléments rédhibitoires, des erreurs de découpage et de rythme énormes, qui font qu’on peut perdre aussi facilement un spectateur qu’on avait pourtant réussi à l’immerger.
Kinatay c’est l’histoire de Peping, jeune père philippin, qui mène une petite vie tranquille à Manille aux côtés de sa fiancée. Il prévoit de se marier et commence à se construire un avenir pour lui et les siens malgré l’âpreté de la vie dans son pays. Pour cela il suit des études en criminologie et, parallèlement, effectue quelques petits boulots pour un gang local, ramassant ici et là, les récoltes du racket des commerçants ambulants. Mais une nuit, happé par les mirages d’une grosse somme d’argent, il va se laisser entraîner dans le kidnapping d’une jeune femme et l’horreur du monde de la pègre locale.
C’est donc au travers des yeux de son protagoniste principal, véritable personnification du spectateur, que Brillante Mendoza va nous présenter ici toute la dualité d’une ville urbaine moderne, intrinsèquement violente. La face cachée d’un monde et d’un système que ses habitants refusent bien souvent de regarder en face, de peur d’y voir le reflet de leur propre culpabilité. Le récit est ainsi morcelé entre jour et nuit. Illusion et désillusion.
L’illusion de Peping, qui le jour traverse la ville auprès de sa jeune fiancée. Ils sont sur le chemin de leur mariage, leur enfant vient de naître, la vie est belle. La caméra les suit en nous découvrant dans de longs travellings une ville animée et accueillante. La vie ne semble bien entendu pas si facile financièrement parlant, cependant Peping fait tout pour assurer son avenir. Il entreprend des études de criminologie, sans grande conviction, qui devraient lui assurer un emploi sûr.
Et puis il y a la nuit. La désillusion. Là où Peping, afin de trouver un peu d’argent pour son jeune ménage, fait quelques petits boulots pas très légaux sans toutefois trop s’impliquer. En acceptant, pour l’attrait financier, de suivre les hommes de main du gang dans un kidnapping, il va découvrir, au même titre que le spectateur, que ce qui n’avait pour l’instant qu’une image plutôt inoffensive va prendre un tout autre visage. La ville n’a, de nuit, plus le même reflet. De la même façon que son implication criminelle. C’est la rencontre de Peping et du spectateur avec la violence de Manille et de ses gangs.
Si le propos, qui est plutôt intelligent et, tout du moins, tente d’être bien traité de façon scénique, il reste néanmoins de grosses taches qui bavent sur Kinatay.
La première, et de loin la plus importante, est sans conteste un énorme problème de rythme. Une séquence en souffre particulièrement : celle du van faisant suite direct au kidnapping. Pendant plusieurs dizaines de minutes, on va suivre les ravisseurs et Peping roulant sur l’autoroute en direction d’une planque. Alors que la séquence devrait justement faire monter crescendo l’horreur dans laquelle le protagoniste et le spectateur se trouvent embarqués à leur insu (parfois distillé savamment via le son et les lamentations étouffées de la jeune femme tandis que le caméra s’attarde sur le visage figé de Peping), Mendoza s’éternise sans raison apparente sur de longs travellings et des séquences interminables où pas grand chose ne se passe à l’écran, avec pas ou peu de dialogues. L’immersion si subtilement amenée jusqu’à présent, se brise doucement mais sûrement en mille morceaux, jusqu’à nous faire perdre quasiment tout intérêt pour les personnages et le propos.
On pourra argumenter qu’on est ici dans le non-dit et le ressenti, or impossible de ne pas penser à Gus Van Sant, qui avec son Gerry avait tenté déjà l’expérimentation du vide dans le vœu, sûrement utopique, d’une expérience nouvelle d’identification du spectateur. Mais ce qu’on peut reconnaître à Kinatay, c’est que là où Gerry, véritable OVNI cinématographique de par sa narration et sa non mise-en-scène, perdait littéralement le spectateur peu enclin à l’expérience, dans un ennui profond et somnolent, Mendoza arrive tout de même à effleurer son but. Faire ressentir assez charnellement les émotions parcourant son personnage principal en le suivant dans son kidnapping involontaire.
Cette note d’intention se ressent d’ailleurs bien au-delà de la narration et de son découpage. Mendoza a la volonté de bien marquer le choc du passage de Peping de l’autre côté du miroir. Cela passe techniquement par une opposition profonde entre les deux grandes parties du films, qui là encore aurait pu être plus heureuse si traitée avec moins de radicalisme.
Le jour, filmé en pellicule, à l’image propre et au cadre travaillé. La nuit, filmée en vidéo, caméra au poing. Image au grain disgracieux, sous-exposée, difficilement lisible, et qui sombre souvent dans l’effet ô combien hype du « shaky-cam » documentaliste. Sauf qu’ici, au bout d’une bonne vingtaine de minutes dans un van sur une autoroute, ça en devient migraineux et complètement contre-productif. Mendoza perd là encore malheureusement complètement son spectateur, alors que l’effet recherché était sans doute une plus grande immersion dans l’horreur traversée par Peping et la jeune femme kidnappée à ses pieds.
Restent ensuite quelques scènes dans la maison, faussement choquantes, de viol et de démembrement, qui malheureusement perdent toute leur portée émotionnelle et dramatique une fois l’interminable séquence du van difficilement digérée. Un beau gâchis, car il y aurait beaucoup à attendre de cette conclusion morbide tant le scénario et la façon dont il a été traité par Mendoza, respire la vérité et l’authenticité d’un auteur qui connaît visiblement son sujet.
Au final, Kinatay apparaît donc comme un film plutôt exigeant. Si tant est qu’on arrive à passer outre une séquence plutôt contre-productive, il n’en reste pas moins un récit, plutôt brut et sans concession, sur la sauvagerie souvent invisible de certaines grandes ruches urbaines qui peuplent aujourd’hui notre monde.
Sortie sur les écrans de l’hexagone : le 18 novembre 2009.
Remerciements à Céline Petit et Annelise Landureau du Public Système Cinéma.



