L’Argent du charbon
Le film commence au sein des plaines désertiques de la Mongolie Intérieure, là où des hommes de toute la Chine viennent chercher du charbon, remplir leur camion avant de repartir sur les routes, espérant pouvoir négocier leur cargaison au meilleur prix. Il fallait bien un non-lieu tel que celui-ci pour réunir ces hommes : perdus dans la poussière, derrière le sable et les camions, les noms cités perdent leur sens, les dialectes ne valent plus rien, seule subsiste la course à l’argent qui les motive tous. On sait que les hommes roulent du Shanxi jusqu’au port de Tianjin, mais cela n’a que peu d’importance. Des transporteurs approchent le maître des lieux et ironisent sur son avidité ; celui-ci répond sans gêne à toutes leurs questions car ici personne ne cache ses motivations. La seule limite : l’interdiction imposée par le gouvernement de creuser les sols les plus fragiles. Sous cette fine couche de réglementation, les entrepreneurs les plus voraces peuvent exploiter à loisir bon nombre d’hectares et organiser leur commerce.
Lorsque Wang Bing filme depuis un camion l’arrivée jusqu’au point névralgique du lieu, on pourrait se croire dans un film de science-fiction, lorsque les héros s’infiltrent dans la base ennemie, jusqu’à découvrir le cœur du vaisseau alien, etc. Il s’agit d’un décor inédit au cinéma ; les camions, qui chacun attendent leur tour, se dévoilent lentement à travers le vent de poussière. Au milieu, une pelleteuse pioche à l’infini dans un amas de charbon. Notre camion s’installe dans la queue, et le cadre de Wang Bing devient fixe, en attente, comme tous les véhicules qui nous précèdent. La base ennemie n’est plus, nous retournons juste au temps du monde et à sa fausse banalité ; ici la situation peut paraître lente, mais l’on sait que la loi du marché veut que tout aille de plus en plus vite.
D’un plan fixe sur les plaines désertiques où seul résonne le vent, l’on passe à un restaurant chinois typique des bords de route, avec son gravier étalé au pied des murs en carrelage et, dans le coin droit de l’image, l’apparition d’un énorme pont en béton. Vidés de leur substance, les deux espaces sont liés par le montage. La distance qui les sépare n’existe plus puisqu’ils s’inscrivent dans la grande boucle que parcourent inlassablement les transporteurs de charbon. Ce ne sont que des points de passage parmi tant d’autres et, dans ce restaurant, les hommes commencent déjà à marchander. Ensuite, il faudra monnayer un permis pour sortir de la province, puis traiter avec les policiers qui tentent vainement de s’opposer au flot dangereux des camions, chacun cherchant à arriver le premier à destination. Il n’y a pas de vie en dehors de la route, les yeux ne peuvent se porter que sur deux choses : soit l’asphalte défoncé qui fait tanguer dangereusement les véhicules, soit les mains charbonneuses au sein desquelles passe l’argent. Ces gens nous évoquent alors l’Homme sans nom (du film éponyme de Wang Bing), tant il est difficile de cerner, comprendre leur individualité. Tout leur être est tourné vers le fruit monétaire qu’ils espèrent tirer de leur travail. Wang Bing nous montre que celui qui accepte d’être filmé continuellement n’est pas celui qui se découvre le plus. Tout comme lorsqu’un policier intime l’ordre à l’un des conducteurs de s’arrêter, et que celui-ci continue sa route, n’opposant à l’homme de loi qu’un regard vitreux, sans émotion, obsédé qu’il est par l’idée de revendre sa cargaison au plus vite.
Les pilotes de Monte Hellman oubliaient déjà de regarder autour d’eux, leur esprit totalement tourné vers les kilomètres parcourus, mais dans quel but ? L’Argent du charbon est un anti-road movie où les destins personnels sont effacés derrière le véritable trajet, celui de l’argent au sein de la Chine actuelle. Autrement dit un trajet impossible à filmer directement.
Un conducteur s’arrête finalement sur le bord d’un route, près de quelques maisons abimées où attend un homme qui, semble t-il, gagne sa vie en marchandant pour les transporteurs auprès des acheteurs. Car apparaissent aussi dans le film, tous ces hommes et femmes qui gravitent autour de l’économie du charbon. Ils sont, au final, les acteurs les moins connus d’une économie complexe où disparaît l’image romantique du travailleur indépendant : les travailleurs du charbon composent autant de strates que n’importe quel autre milieu d’activité. Dans ce nouveau non-lieu, on pourrait croire que les hommes ont droit au repos. Pourtant chacun bataille avec les autres, s’informe, questionne, le téléphone collé à l’oreille. Ironie d’un travail où l’on ne fait que suivre une route pendant des jours, avant de se perdre dans un violent marchandage au dernier moment. On suit en particulier un groupe de jeunes transporteurs dont le charbon est trop chargé en pierres. Tout le « secteur » est réuni (jusqu’aux hommes chargés de vider les camions, qui peut-être profitent de la présence de Wang Bing pour entamer le début d’une impossible grève, et affichent sur leur visage un sourire crispé lorsqu’un responsable s’en va sans les payer), et chacun se dispute, en vient presque aux mains, puis s’en va pour au final revenir, car comment survivre sans argent ? Ténébreux ballet dont la violence générale accouche d’une petite somme répartie entre quelques hommes...
Lorsque Wang Bing semble dire au revoir à l’un des chauffeurs, après qu’il ait vendu son stock, l’on voit son camion partir au loin, mais très vite celui-ci se confond avec la multitude des autres camions rouges, tous en partance vers le même lieu. La vente d’une cargaison de charbon ne signifie pas la fin d’un cycle, mais juste le retour au sein du cycle, la continuation d’un système pervers où l’homme travaille pour subsister et subsiste pour travailler. Dans le dernier plan du film, la caméra de Wang Bing est revenue aux mines et surplombe toute la vallée, salie, violée par le passage constant des véhicules. Ici, les camions en attente d’un chargement nous paraissent plus nombreux que jamais, et l’on se dit que le chauffeur anonyme qui signifiait son départ d’un geste de la main, est peut-être là lui aussi, en train d’attendre.
L’Argent du charbon est disponible en DVD depuis 2010 aux éditions Montparnasse dans le coffret L’Usage du Monde, volume 1.







