L’Eté de Kikujiro
Ce film japonais du maître Kitano assène une belle vérité : il n’est pas besoin de s’appeler Lucas ou Jackson, de dépenser des millions en effets spéciaux et images digitales pour créer un nouvel univers. Car c’est bien ce que fait ici le cinéaste japonais, se coupant volontairement de la plupart de ses réalisations policières (dont Brother, sorti l’année d’après), en mettant en scène L’Eté de Kikujiro. Si Kitano reste dans son rôle de Yakuza vieillissant, le film lui, penche plutôt du côté de la Vie que de la Mort, un thème qui, couplé à celui de l’Honneur, reste le leitmotiv de beaucoup de ses œuvres.
Ce "road-movie" d’un genre nouveau raconte le parcours d’un enfant, Masao (Yusuke Sekigushi) et de son compagnon adulte Kikujiro (Takeshi "Beat" Kitano), en quête de la mère du garçon. Le yakuza, réticent et acariâtre au début, et l’enfant, timide et réservé, parviendront pourtant à faire tomber les barrières qui les séparent pour profiter ensemble d’un voyage initiatique à travers le Japon.
La recherche de la mère de Masao n’est en fait qu’un prétexte à la rencontre des deux héros qui vont, au fil de la route, se découvrir et plonger peu à peu dans cet univers onirique, comique et toujours proche de la nature. Dans cette réalité décalée, l’enfant, très mature, semble guider l’adulte, complètement irresponsable, voire passablement attardé. Ce dernier va pourtant vieillir au contact de son compagnon, en passant le cap de l’adolescence égoïste pour offrir à Masao une enfance que lui n’a certainement pas eue. A cette occasion, le film offre de splendides séquences pleines d’émotion à travers les jeux et les histoires que l’adulte met en scène pour égayer les vacances de l’enfant. Peuplé de personnages plus loufoques les uns que les autres (en particuliers deux bikers japonais doux comme des agneaux), ce film nous plonge bel et bien dans la peau de Masao (nous vivons ses cauchemars et traversons le film au rythme des pages de son journal intime), ce qui donne une crédibilité aux scènes comiques et déplacées qui parsèment le film comme les fantasmes d’un enfant.
Cette crédibilité est renforcée par le jeu exceptionnel des acteurs (Kitano, bien sûr, mais aussi le jeune Sekigushi) qui nous transmettent un panel très large d’émotions (tristesse, joie, peur, ennui) à travers leurs mimiques mais aussi les dialogues. Le tic facial qui suit l’acteur-réalisateur depuis son accident n’est plus inquiétant comme dans Hana-Bi ou Brother, mais attendrissant. La mise en scène impeccable souligne ce trait par de longs gros plans qui laissent deviner une personnalité torturée derrière les tressautements nerveux de son visage. Une personnalité qui cherche, involontairement peut-être, la libération dans le sourire et la joie d’un enfant. Ces échanges d’émotions sont particulièrement bien mis en valeur par la très belle musique du film (signée Joe Hisaishi et qui, pour moi, est un classique) et les images splendides d’un Japon très "nature" rarement dévoilé. Les non-dits, évidents la plupart du temps grâce à l’interprétation, sont en fait suggérés par les paysages qui jouent à merveille leur rôle de troisième personnage, en accord parfait avec l’histoire. Les plans larges sublimes, inhérents à ce type de cinéma (le road-movie), renforcent les oppositions ville/campagne et terre/mer qui régissent déjà le cours de l’histoire.
Kitano livre un film différent, un peu éloigné de sa ligne de conduite et de son style habituels, mais tout aussi personnel. Comme il le dit si bien, il a "trahi agréablement" les attentes de son public. Pourtant, cette faculté qu’il a de s’attacher à ses personnages plus qu’aux situations extrêmes qu’ils rencontrent ressort tout autant dans L’Eté de Kikujiro. A une époque où les héros se font virtuels ou sans saveur, noyés dans la complexité inutile d’une abracadabrante histoire ou sous un déluge d’effets spéciaux, Kitano est décidément un cas à part. Qui s’en plaindrait ?
L’Eté de Kikujiro est disponible depuis longtemps en DVD Zone 2. Sorti chez Film Office, il présente le film au format respecté (1.85 contrairement à ce que dit la jaquette) anamorphique. Un beau master, même si l’image est un peu granuleuse. Côté son, les pistes japonaise et française en stéréo (d’origine) font regretter un beau mixage 5.1 de la musique d’ Hisaïshi. Mais, comme on bénéficie en bonus* d’une interview du maître et de la splendide bande-annonce d’Hana-Bi, on ne fait pas la fine bouche.
* plus filmos, bios et notes d’intention.
Cet article, initialement paru le 7 novembre 2001, a été remis en avant à l’occasion de la ressortie du film en version restaurée, le 20 juillet 2016 sur les écrans français.




