La Cité Interdite
Le moins que l’on puisse dire, c’est que, aujourd’hui, la condition du cinéma chinois a quelque peu changé. Autrefois montrés du doigt par un gouvernement peu à l’aise avec leur propension à souligner les lacunes du système Communiste, les cinéastes de la cinquième génération se retrouvent fers de lance d’un cinéma fait de blockbusters en costumes, puisant dans l’histoire de la Chine des histoires guerrières à même de terrasser la suprématie de l’envahisseur occidental dans les salles. C’est Zhang Yimou et Hero qui avaient ouvert la marche, suivis par Le Secret des poignards volants du même réalisateur, avant que Chen Kaige dise définitivement adieu à ses concubines le temps du désastreux Wu-Ji, la légende des cavaliers du vent. Si le succès commercial est au rendez-vous, il n’en va pas de même pour le succès critique... et la qualité réelle des films, si l’on excepte Hero. Wu-Ji donc, est un échec esthétique et narratif, incapable de véhiculer une identité chinoise tangible, globalement ignoré en occident. Le Secret des poignards volants pour sa part, en dépit d’une scène d’ouverture grandiose, est une histoire d’amour prétexte à quelques scènes d’action bien ternes en dépit de l’éclat de Zhang Ziyi. Le film omet du coup de regarder naître les sentiments qui justifient l’interminable agonie du trio amoureux au milieu d’une neige synthétique du plus mauvais effet, et Andy Lau et Takeshi Kaneshiro cabotinent sans fin, en roue libre... pourtant, Le Secret des poignards volants plaît. Allez comprendre.
Toujours est-il qu’aujourd’hui, Zhang Yimou remet le couvert, reprenant à Wu-Ji son titre de film le plus cher de l’histoire du cinéma chinois - qu’il avait lui-même repris à Hero -, abandonnant Zhang Ziyi pour retrouver une actrice non moins magnifique, Gong Li, qu’il connaît bien pour s’être fait un nom à ses côtés le temps de sept long métrages (parmi lesquels Epouses et Concubines), accompagnée notamment par Chow Yun-fat, Jay Chou, et quelques milliers de figurants, réels ou synthétiques. La Cité Interdite conte, des propres mots de Yimou, l’histoire d’une « famille impériale dysfonctionnelle ». Plaçant habilement sa fiction dans le contexte de la dynastie Tang (923-936), période faste autant que corrompue, Yimou exploite un terrible secret de famille pour mettre en scène une seconde fois après Hero, une démonstration de la toute puissance de l’Empereur.
Alors que son mari l’Empereur est absent depuis longtemps, l’Impératrice piétine dans la prison flamboyante que constitue la Cité Interdite. Souffrante d’anémie, le rythme de ses journées suit de prêt celui des servants du château, qui chantent toutes les deux heures les vertus de la phase du jour qui démarre ; toutes les deux heures en effet, l’Impératrice doit boire son remède, préparé par la fille du Médecin Royal. Mais en dépit de ses soins, la Femme-modèle de l’Empire demeure souffrante, désormais victime de malaises. La fête de Chong Yang approche et, comme tous les ans, l’Empereur s’apprête à revenir au Palais. Il le fait en compagnie du Prince Jai, son second fils, envoyé au combat aux frontières depuis trois ans en guise de punition. Pendant ce temps-là au Palais, un parfum trouble se distille dans les couloirs de mille lumières : les sentiments entre l’Impératrice et le Prince héritier sont palpables, la folie de la mère se fait de plus en plus tangible, un complot visant à mettre à jour une vérité familiale se dessine...
La Cité Interdite est un film hybride et fascinant, à l’image de la famille Impériale qui lui sert de sujet. Alors que sur Le Secret des poignards volants, Zhang Yimou s’était montré incapable de concilier développement psychologique et gestion de l’action, il impose ici une maestria nouvelle, ambiguë puisqu’à la fois personnelle et éminément grand public ; Yimou serait-il en passe d’ailleurs, de devenir le Ridley Scott chinois ? Toujours est-il donc, que le réalisateur met en scène une œuvre multiple, à la fois huis-clos, reconstitution historique, tragédie grecque et démonstration exacerbée de puissance. La réussite de La Cité Interdite tient à l’équilibre, remarquable et nouveau, que l’équipe du film parvient à instaurer entre tous ces éléments, et que l’on retrouve tout entier dans les premières minutes du film.
Au travers de l’exposition du mal de l’Impératrice, de sa confrontation pleine de non-dits et d’affirmations mystérieuses avec le Prince héritier, Yimou s’appuie d’emblée sur une Gong Li magistrale, femme fragile et fière à la fois, centre de l’action et son instigatrice, à défaut d’en être au final, la véritable force motrice. Ses regards, ses chancellements et redressements, la sueur qui perle de son front et qu’elle peine à essuyer en maintenant sa posture royale, sont autant d’éléments qui dévoilent la double réalité de la famille Impériale, entre flamboyance et perversion. Il y a quelque chose de pourri au Royaume des Tang, et Gong Li en incarne toutes les facettes, la souffrance, la haîne. Puis L’Empereur / Chow Yun-fat entre en scène, le temps de retrouvailles avec son fils. Celles-ci prennent la forme d’un affrontement silencieux, à la fois conclusion d’un affront passé et menace en forme d’impulsion, qui participe à donner au film son horizon dévastateur. « Ce que je ne donne pas ne se prend pas par la force » ; ces mots que prononcent l’Empereur font référence au passé autant qu’à l’avenir, et l’on devine que la réunion familiale se fera sous l’ombre de cette conviction. Quatre personnages sont d’emblée définis ; il en manque un cinquième, volontairement laissé pour compte par le réalisateur puisque c’est sa place au palais : le plus jeune fils de la famille, ni héritier ni guerrier, auquel personne ne semble s’intéresser mais qui, silencieusement, regarde tout le monde, analyse, comprend.
Ces scènes d’exposition sont un modèle du genre, mêlant tradition du film en costumes et cinéma d’action post-moderne, dans une gestion impeccable du rythme et du suspense. Contrairement à ce qu’il faisait dans son précédent long-métrage, Zhang Yimou construit son film. Il prend l’intrigue en cours, ne s’encombre aucunement de longs discours, et parvient pourtant à rendre implicitement compréhensible les fondements d’une confrontation en devenir. Ceci, il le fait de plus dans une réalisation étonnante, toute entière basée sur le son : la préparation du remède au palais, sa musicalité, le combat volontairement peu lisible - du moins visuellement - entre l’Empereur et son fils, la fureur du métal se heurtant au métal, ses grincements et étincelles. Le tout souligné par la menaçante bande-son de Shigeru Umebayashi (2046... mais aussi Zero Woman : Final Mission !), qui véhicule presque les motifs d’une bande son de film d’épouvante.
Pendant un temps ensuite, La Cité Interdite se veut plus classique. Zhang Yimou, au travers de cadrages travaillés, joue le jeu de l’écrasement quand il ne peut jouer celui de l’étouffement. Les couloirs du palais, ses chambres fermées et surveillées par les serviteurs, son impossible intimité, ne laissent la place qu’à peu d’extérieurs, si ce n’est les différentes et vastes cours et terrasses du Palais, qui écrasent alors de leur immensité froide les individualités qui composent le film.
Car La Cité Interdite est un film qui conte le combat « tacite » de cinq individualité, au travers de milliers d’intervenants qui sont autant d’incarnations de leur aire d’influence, de leur pouvoir. D’affrontement en affrontement (psychologique, amoureux, verbal, guerrier), Zhang Yimou construit une machine de guerre, inéxorable et ultra-violente, qui est celle de l’Empereur. La dernière demi-heure du film tient ainsi du massacre en bonne et due forme, les batailles rangées se faisant le prolongement du confit familial explicité. Dans ces moments de fureur guerrier, clinquants et quelques peu kitschs mais ô combien impressionnants, Yimou délaisse le focus personnel pour celui de la dynamique de masse. Mais derrière chacune de ces masses qui s’affrontent (chacune possédant son propre style visuel et de combat, reflet de son maître), ce sont des individus - l’Empereur et sa femme - qui se battent - ou pas. Car, à son habitude, l’Empereur / Chow Yun-fat ne se bat pas : il s’impose, de sa remarquable présence physique (l’acteur est magnifique, en dépit de lentilles légèrement déroutantes), et laisse son pouvoir s’imposer de la même façon, naturellement. Yimou reprend ici le motif de Hero, même s’il le retourne cette fois, non pas contre les nations dissidentes de la Chine, mais contre elle-même : toute tentative de complot contre l’Empereur se soldera par un échec sanglant ; quitte à ce que, d’une certaine façon, il se condamne lui-même. Les conséquences importent peu : seul le pouvoir est important.
La démonstration de Yimou, alternant volontairement subtilité et une exhubérance toute contemporaine, fait partie de ces véritables objets de cinéma grand public, fascinants dans leur dualité et leur efficacité. Quand en plus ils sont interprétés avec autant de talent - Gong Li j’insiste, est incroyable - ces blockbusters populaires incarnent avec merveille l’objectif pluriel que se partagent tous les Cinémas, d’Asie et d’ailleurs.
La Cité Interdite est sorti sur les écrans français le mercredi 14 mars, et est d’ores et déjà disponible en DVD HK, sous-titré anglais.








