La femme de Seisaku
Okane (magnifique Ayako Wakao) est la jeune maîtresse d’un homme âgé - situation qu’elle assume difficilement, bien que les largesses de son compagnon lui permettent de s’extraire d’une misère héréditaire. Celui-ci l’apprécie tellement qu’il l’a couchée sur son héritage, lui attribuant une somme de 1000 Yens (une fortune à l’époque, puisque nous sommes au début du XXème siècle) comme Okane le découvre lors de son décès accidentel. La famille du défunt accepte de lui léguer cette somme, à une seule condition : qu’elle disparaisse avant que la famille arrive pour les funérailles, le lendemain.
Okane rejoint alors sa famille. Sa mère, qui passait ses journées à prier pour son jeune fils décédé de maladie, a désormais son mari à pleurer - aussi les deux femmes décident-elles de retourner dans leur village d’origine, le Maire leur rendant leur demeure et leurs terres. Avant même d’arriver sur place, Okane décide de s’exclure de la population pour ne pas souffrir de leurs calomnies et jugements. Au grand dam de sa mère qui ne tarde pas à succomber à son tour à la maladie, Okane vit en paria, attisant tranquillement la haine que lui vouent les villageois. Elle ne s’occupe qu’anecdotiquement de son cousin simplet Heisuke, qu’elle a recueillie conformément à la dernière volonté de sa mère. Son immobilisme est d’autant plus remarqué que Seisaku, jeune soldat de retour au pays et véritable fierté locale, s’est mis en tête de réveiller ses compatriotes et de les inciter au travail. Lorsque tous les matins, il sonne la cloche qu’il a lui-même fait confectionner au prix de sa solde, Okane est la seule personne à refuser de se lever et participer à la vie rurale.
Quelle n’est pas la surprise d’Okane et le désespoir du village, d’apprendre que Seisaku est amoureux de l’exclue, cette femme qui a "déjà servi". Un amour qui s’avère partagé et vire à la passion. Une passion qui, comme toutes ses soeurs, sera contrariée - ici par le départ de Seisaku, fraîchement marié, sur le front russo-japonais de 1904-1905...
Redoutable histoire d’amour que La femme de Seisaku de Masumura. Le réalisateur de Heitai Yakuza, Manji ou encore La bête aveugle, y développe une violente histoire de possession passionnelle, sur fond de guerre et de "qu’en dira-t-on". Point commun avec Heitai Yakuza réalisé la même année, Masumura ne montre pas plus la guerre qu’il ne développe réellement son histoire à l’écran. Par le biais d’une mise en scène remarquable, faite de propos rapportés et de narrations propres au théâtre mais parfaitement fondues à l’histoire, La femme de Seisaku parvient à définir un champ narratif sans jamais réellement le pénétrer. Ainsi les personnages du film - et principalement celui d’Okane - n’existent-ils pas en dehors de celui-ci. Seuls nous sont exposées les images qui vont nous permettre de comprendre les relations qui régissent cette communauté, improbable puisque cantonnée au cinémascope discret du réalisateur. Piochant de-ci de-là des images permettant de saisir les enjeux, public et émotionnel, de son récit, Masumura joue donc lui aussi le jeu de l’a priori et du jugement biaisé.
Ce qui est amusant, c’est que le réalisateur s’amuse tantôt à illustrer, tantôt à contredire les dire de villageois peu dignes de confiance, puisque incapables de la moindre humanité. Pris à leur propre piège, ceux-ci assimilent par exemple la présence d’Okane dans les champs aux côtés de son mari à une mise au travail, alors que ceux-ci batifolent dans la terre retournée. Un exemple parmi d’autres, qui participe d’une perversion du point de vue sans cesse plus tronqué offert au spectateur, seul juge de cette tranche de vie incomplète. Dans la seconde partie du film - suite à une explosion de violence passionnelle - Masumura nous force à changer notre fusil d’épaule une nouvelle fois en inversant ses principes de mise en scène, puisque même le peu que l’on croyait acquis s’y trouve remis en question (l’amour et la loyauté notamment).
Le travail sur l’image ne se limite pas à la narration dans La femme de Seisaku. Les plans eux-mêmes sont étudiés avec précision dans leurs séparations verticales notamment, mais surtout dans les directions souvent opposées que tiennent les protagonistes au sein d’un même cadre. Le seul véritable face à face soutenu d’ailleurs, interviendra paradoxalement lors des retrouvailles entre Seisaku aveugle et Okane, désormais tous deux exclus assumés.
Bien qu’il n’échappe pas par moment à une certaine grandiloquence propre à l’époque, La femme de Seisaku est un film d’une force redoutable. On y retrouve bien toute l’intelligence du réalisateur de Heitai Yakuza, son aptitude à jongler avec les styles et la narration pour dépeindre un cadre sans jamais le montrer. Bon nombre des plans qui y sont tout de même montrés sont magnifiques ; pour ma part, je retiendrais l’image cauchemardesque et sublime d’Okane en prison, trainant ses chaînes derrière elle. Rarement l’aveuglement humain (au propre comme au figuré) - et ses conséquences sociales et amoureuses - aura-t-il été aussi somptueusement mis en scène que dans ce petit chef d’oeuvre de Masumura !
Diffusé il y a quelques mois sur Ciné-Cinémas, La femme de Seisaku (re)sortira sur les écrans français le 4 août 2004.



