La mémoire dans la peau
Qu’a dû se dire Doug Liman en se lançant dans l’adaptation du célèbre roman d’espionnage du non moins célèbre Robert "Bob" Ludlum ? Il a dû sans doute se dire, lui qui l’était assez peu - célèbre - qu’il avait pas intérêt à se louper. Sinon adieu la prometteuse carrière à Hollywood et bonjour les petits films indépendants comme l’injustement méconnu Go et le euh... méconnu Swingers. Sans dire qu’en cas de ratage, notre ami Doug allait s’attirer la haine des quelques millions de lecteurs des aventures du héros amnésique de La mémoire dans la peau, lecteurs qui eux ne le seraient pas - amnésiques - en cas de violences faites à leur ouvrage culte. Vous suivez ?
Voilà à peu près l’état d’esprit de Doug en sortant du bureau d’Universal. Bon, y’a plus qu’à faire un bon film, qu’il se dit Dougie. Son contrat sous le bras, Doug se penche sur son casting (il est assez grand, Doug). Il lui faut un héros forcément charismatique, crédible avec un 38’ dans chaque main mais sachant jouer (volontairement s’entend) le gars un peu paumé puisqu’amnésique. Et là Doug réfléchit 10 secondes et dit : "Matt Damon". Silence de mort dans son 3 pièces, ses potes repensent à Will Hunting et à La Légende de Bagger Vance et se disent que Doug devrait refaire des films indépendants. Non, non, j’vous assure, Matt Damon sera super. Bon, mettons. Et pour la copine du héros, tu penses à qui ? Doug se pince la lèvre inférieure (c’est un tic) puis dit : "Franka Potente". Doug peut se chercher de nouveaux copains.
The Bourne Identity, admirablement traduit La mémoire dans la peau, réussit le petit miracle de ne rien perdre des qualités du livre original tout en témoignant des indéniables talents de son réalisateur : efficace mais avec du style. Apparemment aussi à l’aise avec les scènes d’action qu’avec les moments plus intimes, Doug Liman s’affranchit d’une intrigue très touffue pour se concentrer sur l’essentiel : la lente progression du héros vers la lumière et le couple improbable formé avec le personnage féminin, otage consentant. Si les amnésiques font traditionellement le bonheur des scénaristes-poil-dans-la- main, Jason Bourne / Matt Damon est touchant car désagréablement surpris par celui qu’il se révèle être, et presque encombré de ses fulgurantes aptitudes guerrières.
La vraie découverte du film est Franka Potente qui n’est plus le trop sérieux docteur en économie du bouquin, mais une fragile baba cool qui trouve avec le héros encore plus perdu qu’elle. Cette actrice d’outre-Rhin (Bavarian Award en 95, ne pas rigoler), vue dans Cours, Lola, cours !, est à mon sens la clé de l’équilibre fragile trouvé dans le film entre les impératifs du genre et une vraie caractérisation des personnages. Liman maîtrise à merveille son tempo où vite n’est pas systématiquement synonyme d’action (voir la longue et belle scène de l’ambassade). A propos d’action, le parti pris est plutôt réaliste comme la très réussie poursuite en voiture (Bullit revival) ou les gunfights, cela au final près. Ne manque peut-être qu’un méchant un peu plus incisif, mais notre bonheur est déjà total.
Oubliez par contre les bonus d’un DVD assez feignant (palme accordée à la fin alternative assez peu alternative). Là où Doug les a tous séché à Universal, c’est quand il a pris la caméra. Oui-oui, avec ses mains. Il a fait le cadrage et tout et tout. On lui a dit qu’il était pas obligé, qu’il y avait plein de cadreurs sur le plateau. Mais Doug a insisté. Alors y ont rigolé, en disant "Ha-ha ! Ces indépendants !". Alors moi, mon seul voeu, c’est que tu changes rien Doug et que tu continues à faire des films de cinéma.
La mémoire dans la peau est sorti sur les écrans français le 25 septembre 2002, et est désormais disponible en DVD.


