La Rue de la honte
Yoshiwara, le quartier des plaisirs de Tokyo, est agité par le débat au Parlement sur l’interdiction ou non du plus vieux métier du monde. Dans une des maisons du quartier, plusieurs prostituées vendent leur corps, qui pour permettre au ménage de survivre, qui pour l’éducation de son fils… L’irruption de « Mickey », plus occidentalisée que ses consœurs et n’ayant pas froid aux yeux, apporte du sang neuf. A l’exception d’une femme mariée, elles vivent toutes dans la maison. Mizoguchi nous plonge dans leur vie quotidienne : racoler le micheton, leurs problèmes d’argent et familiaux...
« Vous vendez vos marchandises, moi mon corps. C’est pareil », rétorque à l’un de ses clients, Yasuni, la star de la maison. Elle exprime un des thèmes chers à Mizoguchi : la femme réduite à l’état d’objet monnayable. Si ce thème tient tant à cœur au cinéaste, c’est qu’il en a fait l’expérience dans sa chair. Ruiné, son père a vendu sa sœur à une maison de Geisha.
Il l’illustre dans une séquence admirable où il montre le fournisseur d’articles de lit du bordel être payé par la maquerelle avant de quasi-immédiatement donner cet argent à Yasuni.
La mercantilisation de la femme s’accompagne pour les filles de joie d’une domination financière par la dette. Elles ne peuvent quitter le lupanar qu’en la remboursant et elles sont mises en situation de ne pas pouvoir le faire. Le proxénète, dans son costume de notable, empoche 60% de leurs revenus, ce qui ne l’empêche pas de se vanter de mieux faire du social que le gouvernement.
Des cinq femmes travaillant dans la maison, les deux plus jeunes sont les plus emblématiques.
Mettant de côté toute morale, Yasuni va retourner la principale arme du système, l’argent, contre celui-ci. Elle fait de l’argent l’alpha et l’omega de ses relations avec les autres, clients ou consœurs, et son moyen de libération.
La nouvelle arrivée, Mickey, rappelle l’hypocrisie du système. Son père, qui a eu de nombreuses maîtresses poussant ainsi sa femme au désespoir et sa fille sur le trottoir, vient la voir pour qu’elle arrête ce métier. Sa mauvaise réputation nuit à son commerce d’exportateur à Kobe. Les prostituées sont les mères, les sœurs et les filles de quelqu’un…
Mizoguchi trouve la juste distance pour filmer ses personnages. Il place régulièrement sa caméra à la place d’un observateur, qui souhaiterait tout voir sans être vu. Le metteur en scène permet à notre regard d’embrasser toute la scène, aussi bien à l’avant plan que plus loin dans la profondeur de champs.
Il plonge immédiatement le spectateur dans le quotidien de ces femmes et en moins d’1h30, le cinéaste nous livre une vision compréhensive de leur monde. A un élément près. A l’instar de la série de tableaux de Toulouse Lautrec consacrée à la vie dans les bordels, Mizoguchi laisse la rencontre charnelle avec le client en dehors du cadre.
Le film et la carrière du cinéaste, La Rue de la honte étant sa dernière œuvre, s’achèvent sur les premiers pas dans le métier de la dernière recrue. L’ultime plan la saisit s’abritant derrière le coin d’un mur, les yeux grands ouverts comme une biche effarée dans la lumière des phares d’une voiture. Le spectateur se lèvera de son fauteuil avec cette image imprimée sur sa rétine.
Une prostituée sortie de sa condition est aussitôt remplacée par une nouvelle femme. Ce cercle sans fin, figure de style récurrente de Mizoguchi, illustre la fatalité de la condition féminine.
La Rue de la honte est l’un des 8 films de Kenji Mizoguchi du coffret Blu-ray édité par Capricci. Les autres films restaurés sont Les Contes de la lune vague après la pluie ; L’Intendant Sansho ; Les Amants crucifiés ; Oyu-sama ; Les Musiciens de Gion ; Une Femme dont on parle et L’Impératrice Yang Kwei-Fei.






