Laurent Garnier : Off the Record
Mon dernier article remonte à 2012, autant dire une éternité. Au fil des années, tant l’envie d’écrire que le temps disponible pour assouvir celle-ci se sont taris, ainsi que mon intérêt prononcé pour le cinéma. Mais aujourd’hui, je ne pouvais pas ne pas pousser une fois de plus les portes virtuelles de la salle de rédaction de SdA, car le documentaire Laurent Garnier : Off the Record est sans doute le film que j’ai attendu ces trente dernières années, tout comme j’avais attendu pendant longtemps la parution d’un livre comme Electrochoc, la biographie de Laurent Garnier parue en 2003 puis en 2013.
Par où commencer ?
Milieu des années 2000. Toujours ouvert à l’exploration de nouveaux champs artistiques, Laurent Garnier se met à travailler sur l’adaptation cinématographique d’Electrochoc. Progressivement, d’écriture en réécriture, le scénario se détache de l’idée initiale et s’oriente vers une fiction, toujours très musicale mais ne s’inspirant désormais que partiellement du livre. Plusieurs pistes de collaboration/production se succèdent, dont une avec le rappeur Nekfeu, mais le tournage, bien qu’annoncé plusieurs fois, ne démarre jamais.
Fin des années 2010. La société de production anglaise Featuristic Films reprend le projet et lui donne une dimension supplémentaire en l’associant à la réalisation d’un documentaire sur Laurent Garnier. Maintes fois sollicité mais toujours réfractaire à l’idée, ce dernier s’est finalement laissé convaincre par Gabin Rivoire, jeune réalisateur en charge depuis plusieurs années des images du festival Yeah ! que Laurent Garnier co-organise à Lourmarin. Dès 2017, Gabin accompagne le DJ au rythme de ses dates pour filmer et découvrir cette culture qu’il ne connaît pas. Au programme des destinations : Manchester, Detroit, New-York, Tokyo, Hong-Kong, Berlin, Paris, Bruxelles, Barcelone, Londres, Mannheim...
En 2019, alors que des heures d’images sont déjà filmées mais qu’il reste toujours aussi difficile de monter le financement du projet de fiction, l’équipe décide finalement de séparer les deux livrables ; le documentaire verra le jour en premier. Soucieux d’impliquer la fanbase de Laurent, ils lancent une campagne Kickstarter et lèvent plus de 150.000 euros en un mois, leur permettant ainsi de voir plus grand et notamment d’agrémenter le documentaire d’images d’archives et de morceaux cultes. Parmi les récompenses offertes aux contributeurs, la participation à l’une des trois soirées organisées respectivement à Manchester, Bruxelles et Paris, durant lesquelles seront filmés les danseurs ; la dernière soirée a lieu au Rex Club, en janvier 2020, soit juste avant l’entrée en confinement. Heureux hasard du calendrier mais qui sera de courte durée : bien que le film soit prêt à être distribué dès le mois de juin 2020, du fait du contexte sanitaire, il faudra attendre mai 2021 pour sa première mondiale et novembre 2021 pour une première tournée en salles.
Après cette longue mise en contexte, qu’en est-il du film ?
Pour ceux qui connaissent les documentaires de Gabin Rivoire sur les éditions du festival Yeah !, on retrouve ici sa patte : déroulement chronologique, format panoramique, images léchées, alternance des atmosphères et goût du contrepoint, illustré ici dès les premières minutes par un Laurent Garnier chevauchant un tracteur sur La belle vie de Sacha Distel.
Très clairement, l’exercice le plus casse-gueule du film consistait à retranscrire avec justesse sur un écran la communion musicale, physique et émotionnelle qui peut avoir lieu sur un dancefloor. Depuis les années 90 et l’arrivée des musiques électroniques dans le paysage nocturne, les tentatives cinématographiques furent nombreuses mais aucune n’y est parvenu, sombrant généralement dans une représentation caricaturale associant superposition de kicks et effets de lumière. Mais une fois de plus, Gabin Rivoire ne vient pas de cet univers musical. Il était totalement passé à côté de cette révolution culturelle et musicale. Du coup, il a pu s’imprégner progressivement du phénomène quand il a sillonné les clubs de la planète avec Laurent Garnier et il n’a pas cherché à recopier ce qu’il voyait. En usant de son propre langage cinématographique, il nous raconte ses impressions face à ces expériences de partage sensoriel, hors du temps ; les images sont belles, précises, parfois ralenties, mais surtout authentiques, non jouées, et cela se sent à l’écran.
Juste retranscription donc. Pourtant, c’est au travers d’une autre scène, bien plus sobre, que s’exprime le mieux pour moi l’expérience du dancefloor. Sur Le Désert Rouge de Villeneuve & Morando & Vacarme, Gabin demande à Laurent comment ça se passe quand il n’arrive pas à se connecter au public. Laurent lui répond par une succession de "c’est horrible" et ses mots sont déchirants car l’on sent le malaise et la peine qui doivent être les siens dans cette situation. Mais il poursuit ensuite, en décrivant à l’inverse, lentement, ce qui arrive quand la musique, le public et lui-même parviennent à entrer en résonance. La création d’un moment de communion qui s’inscrit dans les mémoires. Et ce témoignage, ces quelques mots, subtilement amenés mais finalement très peu illustrés d’images de danse, sont à ce jour la meilleure retranscription de ce que l’on peut vivre sur un dancefloor.
Le second moment qui m’a le plus marqué se passe également au début du film, avant que le déroulement de la biographie du DJ ne démarre réellement. Depuis plusieurs années, l’artiste intervient dans un collège de Provence où il accompagne des élèves en cours d’arts plastiques, nourrissant leurs travaux d’influences musicales. Dans une scène, Gabin capture en longue focale un échange entre Laurent et une élève où celle-ci lui confie qu’elle n’arrive pas à trouver l’inspiration. Tel un mentor, il la questionne avant de l’inviter à s’immerger de nouveau dans la musique. On la voit alors remettre ses écouteurs, fermer les yeux et plonger sous les premières notes de Revenge of the Lol Cat. Ici, c’est le rôle de passeur émotionnel de Laurent qui est mis en avant, or lors de la séance de Q&A qui avait suivi l’une des projections de Laurent Garnier : Off the Record au Festival du film britannique de Dinard, celui-ci avait exprimé le fait qu’il aimerait qu’on se souvienne de lui en tant que tel. @LaurentGarnier Ne te fais pas de soucis, c’est définitivement acquis pour une large part de celles et ceux qui ont croisé ta route.
Comme évoqué, ces deux scènes interviennent dans l’introduction du documentaire, avant qu’il ne prenne les rails d’un récit croisant l’histoire de Laurent Garnier et celle de la techno, illustré de multiples témoignages d’acteurs de cette scène. "Je veux parler de la techno à ma grand-mère ! (...) Et je veux que cette histoire passionne ma grand-mère !" déclarait Gabin Rivoire ; le pari est probablement réussi. Bien évidemment, les "anciens" de cette culture, dont je fais partie, trouveront à redire dans les angles car il était impossible de tout couvrir en l’espace de 93 minutes, mais l’essentiel est là et l’équilibre entre les deux sujets est parfaitement respecté.
En m’entretenant avec Gabin durant la production du documentaire, je lui avais confié que le film ne pourrait être complet et/ou juste s’il ne reflétait pas, d’une façon ou d’une autre, les valeurs que porte Laurent depuis tout ce temps et qu’il a transmis implicitement tant à son entourage qu’à ses long time followers : sincérité, intégrité, générosité, simplicité et ouverture. @GabinRivoire Sans que cela soit explicite, tu y es parvenu. Merci pour ça.
Difficile de terminer cet article sans mentionner la bande originale. De toute évidence, elle fait la part belle aux musiques électroniques, intégrant quelques pépites méconnues comme Pandore d’Idioma, Le Désert Rouge mentionné plus haut ou encore le remix de Mirapolis de Rone par Laurent Garnier.
Alors oui. J’ai aimé Laurent Garnier : Off the Record. Et tout comme Electrochoc, c’est un outil qui me permettra d’expliquer plus facilement à mes proches comment la musique électronique et la personne de Laurent Garnier, deux piliers fondamentaux mais non exhaustifs, ont participé à la construction de celui que je suis aujourd’hui. Au début des années 90, ils ont croisé ma route, et trente ans plus tard notre connivence n’a pas pris une ride, si ce n’est celle d’une expression de bonheur.
Pour savoir si Laurent Garnier : Off the Record est diffusé près de chez vous : https://laurent-garnier-off-the-record.lefilm.co.





