Los Sin Nombre
C’est amusant, tout de même. Notre site "principal", SdA, traite - comme son nom l’indique - de cinémas qui se construisent de l’autre côté de la planête. Pourtant, une grande proportion des films que nous vous présentons sont soit visibles sur nos écrans, soit facilement disponibles dans certaines boutiques spécialisées. Etrangement, c’est loin d’être le cas en ce qui concerne l’un de nos voisins les plus proches, voire connexe, puisque, sur toute la production espagnole, seul sieur Almodovar parvient réellement à tirer son épingle du jeu. Comment expliquer en effet que les dernières réalisations de Alex de la Iglesia (Accion Mutante, El Dia de la Bestia, Muertos de Risa, La Communidad) soient toujours inédites chez nous ? Que Airbag n’ait pas été distribué alors que ce fut le cas pour La Madre Muerta, du même réalisateur (Juanma Bajo Ulluoa), en 1993 ? Que personne n’ait jamais mentionné l’incroyable Tierra pourtant tourné entre La Ardilla Roja (L’Ecureuil Rouge) et Los Amantes del Circulo Polar (Les Amants du Cercle polaire), deux autres films de Julio Medem pourtant distribués chez nous ? Comment se fait-il que personne n’ait jamais entendu parler de Todo Por La Pasta, polar hallucinant réalisé en 1990 par le scénariste de La Neuvième Porte (The Ninth Gate - Roman Polanski, 1999), Enrique Urbizu ? Qui en France connait réellement l’ampleur du talent de Santiago Segura (dont le Torrente 2 n’arrivera probablement jamais jusque chez nous) ? De tous nos voisins direct, l’Espagne est sans doute le pays le plus (injustement) méprisé. Et pourtant, il n’y a pas que Amenabar ou Victoria Abril qui oeuvrent sur la péninsule... C’est donc justice que Los Sin Nombre ait connu une sortie dans nos salles il y a maintenant deux ans - une surprise même. L’accueil réservé par le public, quant à lui, fut loin d’en être une... et pourtant !
El mal es una llave ("le mal est une clé")... Abre puertas ("il ouvre des portes")...
L’inspecteur Bruno Massera (Karra Elejalde, plus sobre que jamais) est appelé sur le site d’un crime par son coéquipier, la police ayant fait une découverte pouvant avoir trait à l’une de ses affaires en cours. Une jeune fille est retrouvée morte, défigurée, pendue par les pieds dans un bain d’acide, au fond d’un conduit dans une usine délaissée. Difficile d’identifier un cadavre dans de telles conditions, si ce n’était par cette malformation (une jambe plus courte que l’autre de cinq centimètres) et cette gourmette au nom de Angela. Angela Gifford - pour Massera, l’identité de la victime ne fait aucun doute. Aussi apprend-il l’infâme nouvelle aux parents dans l’attente.
Cinq ans plus tard. Claudia Gifford a beaucoup de mal à vivre une vie normale. Son travail lui prend le plus clair de son temps, quand elle n’est pas harcelée par Toni, son ex-petit-ami - son mari l’ayant quittée peu de temps après le décés de leur fille. Déjà au bord du gouffre, il en faudrait peu à Claudia (merveilleuse Emma Vilarasau) pour basculer au fond du gouffre. Peu - comme un coup de fil par exemple. Un coup de fil d’Angela, l’appelant au secours alors qu’elle devrait être morte...
Rarement un film d’horreur m’aura autant impressionné que la première réalisation de Jaume Balaguero (dont le second film, Darkness, est en cours de production au sein de la Fantastic Factory de Brian Yuzna et Julio Fernandez). Simple, épuré, beau, viscéral et affreusement méchant, c’est une oeuvre sombre et éclatante à la fois, à l’image de cette photographie utilisée pour la mise en scène. Si on retrouve une saturation de la pellicule proche de celle utilisée par Darius Khondji sur Seven, ce n’est pas pour les mêmes fins. Là où Fincher plongeait son film dans une crasse indistincte, généralisée en dénaturant des couleurs familières, Balaguero définit deux zones bien distinctes : la lumière et l’ombre.
Les deux n’auront jamais eu une frontière aussi nette que dans les pérégrinations de Massera, rendant le hors-champ absolument inexistant. Et pour cause : la clé du mystère ne s’y trouve pas, puisque c’est de Claudia elle-même qu’il s’agit.
Véritablement malsain et méchant, Los Sin Nombre (adapté d’un texte de Ramsey Campbell) fonctionne sur un rythme trompeur, pour beaucoup déséquilibré, qui part en réalité d’une conception intelligente et intelligible de l’horreur : celle de l’incompréhension, alors que tout ce que l’on peut voir est baigné de lumière. Ainsi, si le film ne semble pas avancer pendant 95% de sa durée (ce qui est le cas pour beaucoup de spectateurs), c’est parce que l’on est incapable d’interpréter ce que l’on voit. Et pourtant, tout se distingue parfaitement. En fait, dans un paradoxe anticipé, Los Sin Nombre est la véritable adaptation des deux opus du jeu Silent Hill (dois-je rappeler que le second est sans conteste le meilleur film d’horreur tourné dans les dix dernières années ?) sur grand écran. Comparaison improbable...
James Sunderland reçoit, au début de Silent Hill 2, une lettre de sa femme décédée l’invitant à la rejoindre à Silent Hill. Claudia reçoit quant à elle un coup de fil de sa fille assassinée, l’implorant de venir la chercher dans un asile abandonné sur la plage, où elles se promenaient cinq ans auparavant. Le héros du premier Silent Hill partait à la recherche de sa fille, James ne cesse de croiser une petite fille qui semble tout savoir de sa quête. L’univers des deux jeux bascule sans prévenir entre la clarté incompréhensible et la crasse obscure. Les ombres des deux mondes sont peuplées de gens difformes, impossibles à identifier même mis en lumière, qui se meuvent de façon horriblement saccadée - comme ces interludes aggressifs imposés par Jaume Balaguero. Plus fort encore, certains plans se retrouvent dans les deux univers, comme cette image de Claudia dans le miroir qui sert de point de départ au cauchemar éveillé de James Sunderland, dans les WC poisseux d’un parking de la ville éponyme du jeu. Enfin, le lieu final du film (un motel abandonné qui bascule mystérieusement dans l’obscurité et l’horreur) renvoie directement au Lakeview Hotel où se déroule la fin de la tragédie du jeu de Konami. Mêmes couloirs, mêmes portes - certaines fermées et d’autres ouvertes ; mais aussi même révélations en forme de devinettes. Ainsi que ce postulat novateur : montrer clairement des choses indéfinissables (que ce soit par l’image ou par le verbe, dénoncé et utilisé ici comme outil de mensonge) - un concept très "lovecraftien", finalement. Dernière similitude frappante, ce même déséquilibre narratif apparent qui, au lieu d’apporter une réponse compréhensible au specateur/joueur, le plonge plus profond encore dans un cauchemar intelligible et pourtant éternellement flou.
Face à une telle ambition, la vitesse de résolution est une clé essentielle de la tenue des deux édifices (le jeu et le film). La plongée définitive de Claudia Gifford en est la parfaite illustration. Et grâce à ce dénouement, Balaguero nous plonge dans l’horreur la plus pure, la plus concentrée qui soit... et boucle son film sur un pessimisme tellement poussé et désepéré qu’il en devient magnifique, autrement beau. Une charogne de plus, en quelque sorte... Pas convaincu ?
Ya te llamaré... ("Je t’appellerais...")
Los Sin Nombre est disponible en DVD zone 2 pal en France (pas vu) et en Espagne (copie anamorphique magnifique, 5.1 fabuleux et sous-titré en anglais, avec quelques suppléments).



