Lost In La Mancha
Lost In La Mancha est certainement un des films les plus tristes qu’il m’ait été donné de voir. Il peut paraître étrange de ressentir une telle émotion devant un spectacle habituellement aussi impersonnel et inexpressif que peut l’être un making-of (même si techniquement passionnant, et c’est très rare). C’est que, plus qu’un documentaire, Lost In La Mancha est bel et bien un vrai film, avec sa dramaturgie, ses acteurs, son ancrage dans l’histoire et l’imaginaire populaire.
Le but original des deux réalisateurs était bien le tournage d’un making-of traditionnel, relatant pré-production et production de "The Man Who killed Don Quixote". Cependant, l’issue malheureuse du projet de Terry Gilliam, avorté deux semaines après le premier tour de manivelle, a évidemment changé la donne. Plus de film, plus de DVD. Plus de DVD, plus de making-of... L’idée de génie (peut-être même de Gilliam) fut donc de piocher dans les 80 heures de rushes, pour dévoiler non pas l’aspect technique d’une telle entreprise, mais plutôt la vision qu’en avait l’ex Monty Python, sa confrontation avec la réalité (contraintes budgétaires, naturelles et humaines) et, il faut bien l’admettre, sa défaite.
Tout lecteur ayant un vague souvenir de l’œuvre de Cervantès l’aura compris, Gilliam se transforme en Don Quixote devant les yeux des spectateurs. Obsédé par son sujet, hanté par le spectre de deux échecs cuisants (Münchausen et l’adaptation inachevée du roman espagnol par Orson Welles), Terry Gilliam aborde son film dans un état de folie douce qui rappelle celle de son héros. Le réalisateur part en croisade contre un budget trop serré, contre les éléments déchaînés et les caprices des stars, pour imposer sa fantaisie et sa démesure. Comme Don Quixote, il vit dans un monde chimérique et se bat contre des moulins (du type de ceux qui ne brassent pas d’air mais des dollars). Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’identifier inconsciemment au personnage. Rochefort somatise lui aussi, paralysé semble-t-il par l’enjeu et un rôle qu’il peaufine depuis plus d’un an. Ainsi, dans le documentaire comme dans le roman, la personne qui joue ou s’imagine être Don Quixote, annonce qu’il ne le sera plus, alité et malade.
L’emprise du livre sur le déroulement même du tournage de "The Man Who Killed Don Quixote" donne à son making-of toute la substance d’un véritable film. Habité d’un réel suspense qui nous maintient dans l’attente de la prochaine catastrophe ou d’un nouveau plan filmé, le documentaire, contenant finalement peu de séquences descriptives traditionnelles, fait surtout la part belle à l’émotion. Les gros plans sur des visages qui peu à peu se ferment, des regards qui peu à peu se voilent, renforcent l’aspect tragique présent à travers les images d’un déluge biblique ou d’un Rochefort à l’agonie. L’humour qui découle d’une loi de Murphy jouant ici à plein régime se colore vite de noir et se transforme rapidement en réelle tristesse. Ce sentiment vient en grande partie de la connaissance à priori de l’issue du tournage (par les spectateurs et surtout par Pepe et Fulton) puisque même les moments d’espoir ou d’optimisme se teintent d’une fatalité mélancolique. D’autant plus que les rares pépites de film tournées par Gilliam donnent la mesure de ce qu’aurait pu être l’œuvre complète...
D’un point de vue technique et scolaire, Lost In La Mancha est évidemment aussi une source d’informations inestimable pour tout cinéphile. La liberté accordée par Gilliam - qui portait en permanence un micro - aux deux réalisateurs permet un niveau d’intimité rarement atteint. Cette intimité joue un rôle important dans la sympathie que le spectateur va vite ressentir pour Gilliam, malgré les coups du sort et l’embarras dans lequel il est constamment pris (à la manière, d’ailleurs, de Don Quixote, ridiculisé par Cervantès et au final tellement attachant). Sa seule faute fut d’accepter de limiter ses exigences, de "trahir" sa vision du film pour pouvoir la réaliser avec un budget minimum (30 millions d’euros quand même, un cinquième de Terminator 3 !). En excluant tout droit à l’erreur, il a compromis son rêve et celui de son équipe, talentueuse mais trop cosmopolite et dispersée.
Devant l’étendue du désastre, certains ont avancé l’hypothèse que ce (faux) making-of était le film que Gilliam avait l’intention de faire. Le roman même de Cervantès n’est-il pas présenté comme un travail documentaire basé sur le récit des aventures de Don Quixote ? Cependant, devant tant de compétences et de motivation, on ne peut douter de la détresse d’un homme qui voit son projet visionnaire s’écrouler devant ses yeux. J’en aurai chialé.
Dépêchez vous d’aller le voir en salles, car sa diffusion commence (déjà) à être limitée !
Sinon, deux éditions DVD sont d’ores et déjà sorties (Zone 1 US et Zone 2 UK), quasi similaires. Au menu, en plus du film, des scènes coupées, des interviews de l’équipe (Gilliam, Depp,...), des storyboards et des dessins de production de "The Man Who Killed Don Quixote".



