Lost in Translation
On l’attendait au tournant, c’est même peu de le dire, après son premier film, né il y a trois ans. Certaines mauvaises langues prétendaient que Papa était pour beaucoup dans la qualité de ces Virgin Suicides, et qu’elle ne tiendrait pas sur la longueur. Les Cassandre n’ont qu’à se rhabiller : la fille de son père se fait vraiment un prénom avec sa deuxième œuvre, aussi envoûtante que la première, et d’autant plus personnelle qu’elle signe, cette fois-ci, le scénario en plus de la réalisation.
Qui a voyagé vers l’est (ou ceux qui sont allés vers l’ouest mais en sont revenus, en rentrant des Etats-Unis, par exemple) sait comme il est difficile de prendre le rythme normal sommeil-éveil du pays de destination. Pendant plusieurs jours, on ne trouve pas le sommeil pendant la nuit, et du coup on erre, dans le coton, pendant toute la journée. Errance, coton : voilà tout à fait l’ambiance de Lost in Translation, qui fait se rencontrer deux insomniaques américains dans le bar d’un hôtel de luxe de Tokyo. Elle est la jeune épouse d’un photographe venu faire un reportage sur un groupe de rock local ; lui, acteur sur le retour, séjourne quelques jours au Japon histoire d’empocher une somme rondelette en faisant la promotion d’un whisky. Boy meets girl, le plan classique, même si le boy pourrait être le père de la girl. Aussi n’est-ce pas forcément dans le scénario que réside le plaisir à la fois jubilatoire (outre quelques répliques bien senties, certaines scènes impliquant Bob Harris, interprété par Bill Murray, sont franchement hilarantes) et mélancolique ressenti devant cette œuvre, disons-le, planante.
Bob et Charlotte (Scarlett Johansson) se cherchent, chacun de son côté, puis l’un l’autre, rejouant le jeu de l’amour et du hasard, sans qu’il ne s’agisse, à proprement parler, ni d’amour ni de hasard. Une relation à la fois très forte, floue et équivoque se noue petit à petit, au fur et à mesure des nuits passées ensemble, au bar de l’hôtel ou chez des amis tokyoïtes de Charlotte, dans la chambre de l’un ou de l’autre, à regarder la télé dans la pénombre ou à discuter de la destinée et de la vie de couple, allongés sur un lit.
La musique (Air, Death in Vegas, My Bloody Valentine, musique originale de Kevin Shields...), omniprésente, fait beaucoup pour nous rendre la sensation de désorientation, de grande fatigue induite par le manque de sommeil, la mélancolie de cette relation amoureuse qui ne dit pas son nom et ne s’affirme jamais comme telle. Un film sur la rencontre, et pas sur la relation, voilà ce que Sofia Coppola nous offre. Et avec un jeu de la qualité de ceux de Bill Murray et de Scarlett Johansson, coulé dans des ambiances très prenantes (magnifique travail de compilation-synthèse-enchaînement, qui participe de la faculté du film à envelopper le spectateur), la rencontre procure un plaisir immense.
Ms. Coppola nous prouve également une nouvelle fois qu’elle sait filmer (ce qui n’est pas pour rien, évidemment, dans la réussite du film) ! Et surtout qu’elle sait filmer de manière cohérente avec son sujet... Absents ici les flous, les ralentis de Virgin Suicides, qui collaient si bien avec son atmosphère phantasmatique, onirique. Place à des plans aux mouvements lents certes, mais à vitesse réelle, et aux images bien nettes malgré la fatigue. Et place à Tokyo ou Kyoto, véritables personnages participant à l’errance des humains, visions hypnotiques qui nous plongent dans un état proche de celui des noctambules forcés. La photographie de Lance Acord (Buffalo ’66, Dans la peau de John Malkovich, Adaptation) magnifie l’ensemble des images, et personnellement, je retournerais bien voir Lost in Translation à l’infini rien que pour en revoir certaines... et me reprendre à croire à cette jolie histoire poignante : on ne dira jamais assez le pouvoir de la suggestion au cinéma.
Lost in Translation est sorti sur les écrans français le mercredi 7 janvier 2004.


