Nabi
En dehors des Kim Ki-Duk, il est encore difficile aujourd’hui de voir de nombreux films coréens "d’auteur", qui s’éloignent de la conception occidentale du film indépendant. Nabi, avec son approche particulièrement subtile de l’anticipation, est l’une de ces occasions de mettre la main sur quelque chose de vraiment différent - et surtout de merveilleusement précieux...
L’histoire de Nabi se déroule dans un futur proche, un lendemain qui voit la Corée dévastée par les inondations, de redoutables pluies acides, et surtout la naissance du virus "de l’oubli" - qui comme son nom l’indique, efface une partie de la mémoire de ceux qui le contractent.
Anna est coréenne. Lorsque son père est décédé, elle a rejoint sa mère et le reste de sa famille en Allemagne. Aujourd’hui, si elle revient "chez elle", c’est pour partir à la recherche du virus - pour oublier. Car pour beaucoup de gens, un tel virus n’a rien d’une maladie, mais possède plutôt un caractère miraculeux ; ainsi une société de voyages ("Butterfly") se spécialise-t-elle dans l’accompagnement de personnes désireuses de contracter le virus. Le guide d’Anna s’appelle Yuki ("neige" en japonais), une adolescente qui mène Anna sur la piste du virus. Leur chauffeur "K" est un orphelin désireux de retrouver ses parents ; pour ce faire, il affiche dans son taxi une photo de lui lorsqu’il était à l’orphelinat, et cumule les passagers - à l’encontre des règles de la compagnie d’accompagnement -, dans l’espoir que quelqu’un le reconnaisse et puisse lui fournir des informations. Ensemble, Anna, Yuki et K vont tenter de trouver un sens à leur vie...
Réalisé en vidéo numérique puis gonflé en 35 mm, Nabi parvient à développer un univers cohérent avec une remarquable économie de moyens. Le réalisateur Mun Seung-Wuk contourne aisément les difficultés inhérentes à une réalisation numérique petit budget, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans le domaine de la science-fiction. Ici, pas de décor minimaliste, pas de réduction drastique de l’unité de lieu, aucun usage abusif d’images de synthèse constitutrices d’un univers inventé. Pour définir la dégradation de son pays, Mun s’appuie principalement sur l’eau, sur son acidité imperceptible mais rapidement acceptée par le spectateur. A l’image de cet élement perverti, tous les ingrédients fantastiques de Nabi résultent d’une contamination, d’une redéfinition orale et succinte d’une matière qui n’implique jamais un changement de son apparence extérieure. Ainsi, les étendues d’eau que l’on peut voir dans le film prennent un caractère inconnu : mer originelle ou résultat d’une inondation ? Pluie normale ou acide ? Il suffit de l’intervention d’un personnage, d’une alerte des autorités, pour que chaque élément trouve sa place dans l’univers discret qui accompagne Anna dans son retour à sa patrie. En cela, Nabi se rapproche du court-métrage Hibernation de Yoon Chul-Jung, diffusé lors de la huitième édition de l’Etrange Festival au cours de l’été 2000, avec une même économie efficace de la mise en situation.
Autre élément important de la mise en scène de Mun Seung-Wuk, l’utilisation du cadre. Réalisé en faux large, Nabi parvient à occulter l’espace environnant des protagonistes sans que le spectateur perçoive jamais un manque dans son champ visuel : un bout de ciel aperçu, un couloir indéterminé, un décor partiellement dévoilé sont autant d’éléments qui nous sont montrés avec parcimonie autour des visages de nos héros, véritable terrain d’expression de la narration et de la réalisation.
Une telle approche cinématographique n’est évidemment possible qu’avec des acteurs irréprochables ; qu’à cela ne tienne : le trio Kim Ho-Jeong (Anna), Kang Hye-Jeong (Yuki), Jang Hyeon-Seong (K) est parmi les plus authentiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma ces dernières années. Les trois acteurs jouent tellement bien qu’à aucun moment on n’a l’impression qu’ils jouent. Leur talent rend possible le projet de Mun Seung-Wuk, fable sur la vie ancrée dans une tristesse si intense qu’elle en est presque palpable.
Car Nabi est un film douloureux. En plus de la désolation ambiente liée au cadre écologique de l’histoire, Nabi s’articule autour de trois vies en suspens, de trois personnes désireuses de trouver un sens à leur existence : Anna en oubliant son passé, Yuki au travers de l’enfant qu’elle porte, et K au travers d’un passé qu’il a justement oublié. Trois degrés de douleurs différents, parfaitement complémentaires : les trois personnages représentent chacun une étape différente d’un même parcours humain dont Yuki serait le "carrefour" constituteur, la naissance de son bébé représentant un acte à la fois terminal et fondateur (terminal pour le passé d’Anna, fondateur pour un avenir hypothétique, et aussi fondateur pour la fuite réorientée vers l’avant de K). Au travers du choix de ce pivot, qui ne trouve son sens qu’au sein de la quête d’Anna, Nabi s’impose comme un film essentiellement féminin. Les moments les plus puissants de Nabi sont d’ailleurs ceux partagés par Anna et sa jeune guide, personnages / passés / destins indissociables : que ce soit au cours de moments de plaisir ou de douleur, leur intimité nous immerge totalement dans une réalité envahissante. Souvent aquatiques, l’intensité de ces scènes est telle que l’on est parfois à la limite du malaise ; et pourtant Mun Seung-Wuk n’abuse jamais de ses moyens de réalisateur. Il suffit d’un changement d’expression sur le visage d’Anna lorsque Yuki lui pose des questions sur son bébé, pour ressentir l’authenticité de la douleur des personnages et ne plus pouvoir sortir du film avant que celui-ci ne se termine.
Mais douloureux ne veut pas forcément dire pessimiste. Avec un rythme de narration atypique, qui s’appuie à la fois sur des séquences très courtes et d’autres frôlant le déséquilibre narratif tant elles sont longues sans jamais le paraître, Nabi nous entraîne jusqu’au bout du voyage humain, jusqu’à un point d’éclatement / symbiose des personnages, dont K sera cette fois l’élément de référence. Car si l’oubli apparaît pour Anna comme une solution de vie, la perte de la mémoire n’est jamais qu’une première forme de mort. Cependant, celle-ci n’est pas complètement possible sans l’ "aval" des gens qui partagent votre souvenir : tant que quelqu’un se souvient de vous, vous ne cessez pas d’exister. Ainsi Anna, Yuki et K finissent-ils par ne devenir qu’un même destin, qui implique certains sacrifices pour donner naissance à un sens de vie. Lorsque Nabi se termine, la difficulté à laisser les personnages quitter l’écran est énorme ; mais grâce aux souvenirs qui se sont ancrés en nous, ils ne cesseront jamais d’exister ensemble, en marge de notre champ visuel mais dans un élan de vie qui nous définit aussi, volontaire et inexorablement partagé.
Nabi est disponible en DVD coréen dans une édition double-DVD, sous-titrée en anglais (pas vue).




