P-047
Lek et Kong partagent d’insolites et récurrents emprunts illicites. Ensemble, ils s’introduisent chez des inconnus, enfilent leurs vêtements et chaussures, goûtent leur vin et écoutent leur disques ; bref, s’essayent à la vie des autres. Il faut dire aussi que leurs compétences cumulées s’y prêtent bien : le premier est serrurier, tandis que le second, écrivain en herbe, est scripte. Rien de tel qu’un spécialiste de la continuité pour que ces vols d’intimités – à peu de chose près, Lek et Kong ne dérobent rien de concret - restent secrets, et que les deux compères ne soient inquiétés. Jusqu’au jour où l’usurpation débouche, involontairement, sur un meurtre…
Quiconque a déjà endossé le costume du festivalier le sait parfaitement : dans ces marathons cinéphiles que l’on se plait à s’imposer, quelques créneaux quotidiens pénalisent les films qu’ils abritent. Ainsi celui qui succède au déjeuner, entre 13h30 et 15h00, favorise-t-il une certaine somnolence, tantôt regrettable, tantôt salvatrice – quand il ne s’agit pas d’un ambigu mélange des deux, j’y reviendrai à l’occasion de quelques mots sur l’Argentin Hoy no tuve miedo.
Je ne devrais peut-être pas vous l’avouer mais, au cœur de la projection de P-047, en pleine digestion, une succession de micro-sommeils m’a persuadé que j’avais perdu le fil du long métrage de Kongdej Jaturanrasmee (scénariste à qui l’on doit notamment le joyeux fourre-tout Tom Yum Goong), incapable que j’étais de remettre les plans dans l’ordre et de délimiter les contours mouvants de l’identité de Lek, qui seul semble survivre – cinématographiquement parlant – au geste assassin de Kong.
Rétrospectivement toutefois, et si j’en crois les réactions de nos convives à la sortie de la salle, il n’en est rien : le propos de P-047 – dont le titre sera justifié in extremis par l’incarnation visuelle d’une réminiscence évoquée en début de métrage, boucle bouclée de fusion identitaire – est justement de faire déborder ces usurpations du contexte du menu larcin, de fuir les pas d’un Chungking Express pour fouler le terrain, plus expérimental, de la perte d’identité. Ou, plutôt, de la création d’une identité-somme, mélange de soi et d’emprunts faits aux autres, à la fois cohérence rétroactive et destin convergent, aussi insaisissable qu’une métaphore filée sur le paon et ses pratiques reproductives éclairs.
Donc non, Kong, s’il n’est plus présent à l’écran passé son crime involontaire, ne disparaît pas pour autant de P-047 : il est remodelé dans l’écrin de Lek, fort de souvenirs et expériences pluriels à défaut d’être en pleine possession d’une mémoire linéaire, ou même de son prénom initial. Sur papier comme ça, cela paraît certainement aussi incompréhensible que fascinant, pourtant, sur grand écran, cela suinte un peu l’arnaque facile, le Lynch feignant et grand public. P-047 n’est pas trouble mais simplement incomplet et volontairement désordre, sans grand intérêt. Chose rare, il n’est pas pour autant désagréable à suivre, car il est joliment photographié et tout ce qui précède le meurtre (dé)structurant est suffisamment bien formulé pour qu’on espère, jusqu’au bout, une résolution satisfaisante et ne serait-ce que partiellement explicite. Il n’en sera rien, mais nous sommes restés de notre plein gré, n’est-ce pas ? Voilà qui termine de faire de Jaturanrasmee un parfait arnaqueur.
P-047 a été présenté en compétition officielle au cours de la 33ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes, 2011).


