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Hors-Asie | Chine

People’s Park

aka 人民公园 | USA / Chine | 2012 | Un film de J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn

Au début de Métabolisme (ou Quand le soir tombe sur Bucarest, Corneliu Porumboiu), sorti cette année, le réalisateur essaye de faire l’éducation cinématographique de son actrice et amante, en lui démontrant à quel point la taille d’une bobine, et donc le nombre maximum de minutes enregistrables en une prise, a pu influencer le cinéma depuis ses débuts, cette condition étant à l’origine même du découpage. Il témoigne de son désir de filmer les actes dans leur intégralité (« si tu t’essuies les cheveux pendant dix minutes, je veux te filmer en train de t’essuyer les cheveux pendant dix minutes ») puis élabore sur le numérique qui permet d’étirer les plans jusqu’à plus d’une heure aujourd’hui. Jusqu’où irons-nous ?

People’s Park est un plan séquence d’une heure et quart, filmé dans les allées du Parc du Peuple (le nom, même s’il est typique des parcs chinois, n’est pas anodin) à Chengdu, dans la province du Sichuan. En tant que film-plan séquence, People’s Park ne vise pas l’excellence sokourovienne (L’Arche Russe) ni la performance-guerilla du Live Tape de Tetsuaki Matsue. C’est la lenteur du déplacement, associé à la douce pesanteur de la steadycam, écran flottant au niveau des enfants, qui fait la force de People’s Park et assure son pouvoir contemplatif.

Travelling infini, le film met en exergue tout l’intérêt sociologique du parc (chinois ou pas, mais il n’est pas surprenant d’apprendre que J.P. Sniadecki est anthropologue) : on distingue, à travers les milliers de flâneurs, toutes les couches qui composent la société chinoise, des vieillards aux touristes occidentaux (peut-être n’y a-t-il que là qu’ils se retrouvent tous ?), et les activités qui les occupent : jeu de go, karaoké, repas, etc. Rien de surprenant et pourtant, face à cette profusion de visages tous plus différents les uns que les autres, on ressent la tentation jouissive des réalisateurs de s’attacher à tel ou tel élément. Ainsi, la caméra pivote parfois pour se fixer sur un enfant ou sur un employé du parc, sans toutefois s’arrêter vraiment puisqu’absolument rien ne viendra ralentir la course de la caméra. Plaisirs du hasard, on arrive parfois au bon moment (un orchestre entame un nouveau morceau), parfois au mauvais moment, lorsque nous ne percevons que la fin d’une démonstration culinaire : mais les préparatifs qui l’entourent ne valent-ils pas tout autant ? C’est une tension esthétique de chaque instant : alors que le visage d’une femme rayonne dans le cadre, les yeux de son mari sont éjectés car « mal cadrés ». Trop tard, les réalisateurs s’interdisant les décadrages rapides et (s’astreignent ainsi à la sensation de flottement), les yeux de l’homme nous resteront inconnus. Il faut alors trouver dans les secondes qui suivent un prochain point d’accroche, le préparer même s’il est encore hors-champ. Voilà tout l’enjeu de People’s Park qui, jouant avec le réel, accepte les temps morts ontologiques de l’errance.

Cette dérive, quasi psychogéographique (la situation étant alors créée par la caméra qui impose un rythme de marche et attire l’attention des promeneurs), nous fait passer d’un espace à un autre, de la foule concentrée à cet homme isolé sur son banc, au détour d’une allée sinueuse ; mais tous ces espaces sont reliés par le vacarme de la foule et des nombreux orchestres réunis. A plusieurs reprises, alors que la musique retentit et resplendit, la caméra semble accélérer sa marche et se diriger vers un homme dans un but précis. C’est que la foule, aussi dispersée et désordonnée soit-elle, peut parfois sembler obéir à une chorégraphie toute divine. Les corps se croisent, se cachent, se frôlent puis se dispersent : ces instants de force sont les traces laissées dans notre esprit par la tentation de la fiction. Fiction amorçable à tout moment, elle ne sera pourtant jamais déclenchée, malgré le flux continu de courtes saynètes qui surgissent inlassablement devant nos yeux. Au contraire, le plus beau moment du film expulse l’être humain : alors que la caméra se retrouve à un carrefour du parc, la population diminue et un son jusqu’alors lancinant vient recouvrir la fureur des instruments. En réponse, la caméra regarde alors vers le haut et nous dévoile les branches touffues des arbres, tandis que les cris stridents des cigales chinoises viennent saturer la bande-son, établissant le règne de la nature. A quoi sert le plan-séquence ? S’il permet d’endurer la durée, il est aussi la figure de style cinématographique la plus politique qui soit , tout simplement parce qu’il démontre qu’il n’y a qu’un monde. Ici, en un simple panoramique, ce sont toutes les strates de notre monde qui sont rassemblées, connectées. Dans le resserrement vient se cristalliser la multitude.

Après plus d’une heure de dérive, la ville pour la première fois apparaît derrière les grands arbres, signal bétonné qui vient nous sortir de notre torpeur. La caméra arrive sur une place où de vieilles dames déchaînées dansent sur de la musique américaine des années 80, aux côtés de jeunes faisant démonstration de leur talent de breakdancer. Les derniers instants nous montrent un vieux monsieur de dos qui, en dansant, se penche en arrière et fixe soudainement la caméra, la tête à l’envers. Fin du film. Coupé dans ce mouvement acrobatique, People’s Park vient affirmer sans honte la difficulté à enlacer entièrement le réel (le son, lui, n’est pas coupé : tout continue). Mieux vaut alors s’arrêter lorsque tout bascule, se balance encore. Alors, cette avancée implacable, conjuguée à l’incapacité de déterrer l’histoire, ne retrouve qu’une seule chose : c’est la Chine foisonnante, en mutation, insaisissable.

People’s Park a été montré lors du Festival du film de Locarno 2012.

- Article paru le mardi 6 mai 2014

signé Vincent Poli

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