Pinocchio 964
Pinocchio 964, créature et produit des délires d’un scientifique cynique et fabricant d’androïdes priapiques, vendus à des clientes en manque de plaisirs charnels, se voit jeté à la rue par sa propriétaire pour manque d’endurance. Errant tel un zombie dans les rues de Tokyo, il est recueilli par Himiko, une amnésique cachant un troublant secret, qui entreprend de l’aider à vivre et à s’adapter dans un monde où la mémoire serait inutile. Inquieté par la possible découverte de ses expériences, l’architecte dément lance ses sbires sur la trace de Pinocchio dans le but de le récupérer et le reprogrammer. Pendant ce temps, en proie à de violentes crises, la créature se décompose devant l’angoisse d’une mémoire qui refait surface, entraînant Himiko sur un même chemin destructeur.
La littérature de science-fiction américaine du début des années 80, sous l’impulsion de son fer de lance William Gibson, allait donner naissance au mouvement cyberpunk, dont l’influence considérable au Japon, notamment dans le manga et l’animation, fut le tremplin vers l’émergence d’une poignée de réalisateurs indépendants parmi lesquels Shozin Fukui, ancien musicien officiant dans la mouvance bruitiste post-punk, qui se fit remarquer dès son premier long-métrage, à l’orée des années 90. Comme dans nombre d’oeuvres similaires, l’esthétique post-industrielle glauque et oppressante domine, ainsi que les thèmes récurrents du genre que sont la contamination physique et psychique de l’homme ; le tout sous couvert d’expérimentations visuelles masquant ici l’évident manque de moyens de cette petite production, à l’intention destructrice et à l’énergie irrépressible.
Si Shozin Fukui marche sur les plates bandes de Tsukamoto et consorts, il démontre néanmoins une agressivité particulière envers le spectateur, qu’il s’emploie à soumettre à une expérience sensorielle et visuelle déplaisante. Il soigne une bande son qui ajoute ici au stress provoqué par les incessants mouvements de caméra et accélérations brutales de la pellicule. Cette agressivité qu’il démontrait déjà de façon extrême dans son premier court-métrage Gerorisuto (1987), il la tourne contre son personnage, victime du monde qui porte en lui une souffrance indicible et concentre toute la charge contestataire et destructrice de son auteur.
Manipulé et privé de conscience, Pinocchio devient un objet marchand estampillé d’un numéro de série et d’une marque (tatouage que découvre Himiko sur son dos). Sa rencontre avec Himiko, un des rares moments apaisants du film, elle aussi en proie à un trouble de la mémoire, marque le début de son réveil et d’une douloureuse renaissance. Sous l’ombre oppressante des sous-terrains d’un vieil immeuble industriel, Pinocchio reprend conscience de son existence passée, et son anxiété engendre chez lui, mutations physiques et troubles psychotiques, provoquant des effusions de fluides colorés qui donnent son ton grand-guignolesque et trash au film. Le monde de Pinocchio 964, biologique et organique, contamine l’être de l’intérieur. C’est le psychisme du personnage qui, en proie à une angoisse extrême, provoque les mutations de son organisme.
Pour évoquer cette angoisse et ce désespoir, Fukui utilise l’image du vomissement à outrance. Cette obsession déjà visible dans Gerorisuto, semble avoir été influencée par un visionnage intempestif de la performance d’Isabelle Adjani dans la scène choc de Possession (1981), chef-d’oeuvre de Zulawski. Que ce soit du sang, des ordures, du vomi ou toute autre substance liquide, le dégorgement s’amplifie jusqu’à vider métaphoriquement l’être et lui faire atteindre un stade ultime, comme le suggère la fin énigmatique, et moins pessimiste qu’en apparence (confortée en ce sens par une courte scène post-générique). Certes la destruction du corps est manifeste, mais la renaissance de l’être dans sa fusion spirituelle - Pinocchio et Himiko échangeant leurs têtes - semble lui offrir un repos à ses tourments.
Loin de la structure anti-narrative de Death Powder (1986) de Shigeru Izumiya, autre film précurseur de tendance, le film adopte une narration classique construite autour de la tension créée par le réveil du personnage qui tente de se libérer de ses tourments, et sa recherche simultanée par son créateur qui veut s’en débarrasser. Cette tension, Fukui tente de la maintenir durant tout le film au risque de s’appesantir et de lasser par des séquences parfois trop longues, qui ne font qu’enchaîner les effets visuels et les mouvements erratiques d’une caméra légère. La lumière manque parfois cruellement d’inspiration, se contentant de coups de torches contrastant l’image et accentuant le côté bizarre et étrange, hésitant entre la prétention artistique - l’hystérie d’Himiko dans les couloirs du métro -, le côté bis revendiqué - l’arme à canon surdimensionné pour détruire Pinocchio -, jusqu’à la ridicule transformation finale et monstrueuse du personnage, qui ferai passer le responsable des effets spéciaux de la série Bioman pour un génie. Mais malheureusement, Shozin Fukui n’a pas le talent d’un Peter Jackson des débuts qui, grâce à un humour décapant, faisait passer toutes les audaces les plus grotesques. C’est peut-être l’humour qui manque le plus à Pinocchio 964, en plus d’un certain nombre de coupes qui allègeraient sensiblement l’oeuvre.
On peut néanmoins être admiratif de l’énergie déployée, qui est d’autant servie par l’interprétation des deux protagonistes. Hage Suzuki semble réellement habité par son personnage de Pinocchio, crâne rasé et houppe à la Tintin, grimé d’un maquillage blanc plâtreux, on le croirait tout droit sorti d’une troupe de danseurs de Butô. Sa fuite désespérée dans les ruelles de Tokyo tenant du happening et de la performance. Cet aspect est entretenu par les conditions même d’un tournage-guérilla, employé pour contourner les autorisations toujours compliquées et dispendieuses. Cette approche utilisée dans plusieurs lieux publiques - un supermarché, les couloirs du métro - parvenant à accentuer l’étrangeté des deux personnages confrontés aux regards hébètes des passants environnants. Onn-Chan (Himiko) dont le visage rond se prête particulièrement aux déformations de l’objectif grand-angulaire dont Fukui abuse, n’est pas en reste dans une performance d’hystérique éructant. Les acteurs sur-jouent volontairement, hurlant plus que récitant leur maigres lignes de textes alors que Fukui se perd parfois dans d’inutiles mouvements de caméra virevoltants.
Concentrant les multiples frustrations du citadin moyen, Pinocchio 964 est un des derniers avatars du marginal des temps modernes, symbole d’une angoisse existentielle et d’un besoin de transgression anarchique, de violence et d’identité reconnue. L’androïde dysfonctionnant est un anti-héros qui se rebelle plus par instinct que par idéologie. Modeste variation sur les thèmes chers à l’univers cyberpunk, on reste néanmoins sceptique et quelque peu déçu par le résultat, malgré tout l’effort de ressenti consenti à la vision de ce premier essai.
La répétition d’effets gratuits, tout autant que les influences trop pesantes, en y ajoutant des longueurs maladroites et l’esthétique peu convaincante - on préférera le noir et blanc métallique de Tetsuo aux couleurs chaudes et saturées de Pinocchio 964 - qui sans être totalement kitsch (dommage !) ne parvient pas à traduire l’oppression physique et mentale vécue par le personnage. Le choix du noir et blanc dans Rubber’s Lover (1996) son second opus et préquelle (lire l’article de Zeni) se révélera plus judicieux et formellement maîtrisé.
Saluons à cette occasion le travail de Stephen Biro à la tête d’un petit éditeur américain Unearted Films, responsable notamment de la sortie aux US des infâmes Guinea Pig et d’une collection dédiée au cyberpunk japonais avec, outre les deux premiers long-métrages de Shozin Fukui sortis récemment, rien moins qu’une superbe édition prévue en mai 2005 du chef-d’oeuvre de Sogo Ishii Electric Dragon 80 000 Volts.
Site de l’éditeur : http://www.unearthedfilms.com
Quand à l’excellente édition DVD de Pinocchio 964, elle est disponible en zone 1 NTSC, toujours chez Unearthed Films, Format 1:33:1 respectant le format original, Dolby 2.0 de bonne qualité, sous-titres anglais optionnels. Au niveau des bonus, vous trouverez le deuxième court-métrage 8 mm de Shozin Fukui Caterpillar, ainsi qu’une interview du réalisateur, une galerie photographique et les habituelles bandes-annonces.




