Printemps précoce
Le spleen du salary man.
Tokyo, 1957. Les salarymen accomplissent leur routine quotidienne : départ de la maison, trajet dans un train de banlieue bondé, arrivée au bureau, travail au coude à coude sous la surveillance des chefs... Shoji Sugiyama est l’un d’eux et le décès de son premier enfant a provoqué une fissure dans son couple, qui s’était pourtant marié par amour. Une secrétaire, Kaneko, surnommée "Poisson rouge" pour ses grands yeux, s’est infiltrée dans cet interstice au cours d’une sortie entre collègues. Masako, la femme de Shoji, subodore une liaison en raison des absences de son mari, et quitte le domicile conjugal...
Cinéaste de la répétition, Yasujirô Ozu trouve un terreau fertile dans la monotonie du quotidien des salarymen (and women). Il l’illustre superbement dans la scène d’ouverture où ils quittent dans un bel ensemble leur maison à la même heure, les hommes habillés d’une chemise blanche ubiquitaire. Débarqués de leur train, ils se dispersent vers leurs bureaux respectifs. Ces séquences réapparaitrons plusieurs fois. Deux employés, arrivés plus tôt à leur travail, les regardent d’un étage élevé, figures anonymes et inconséquentes.
Des bâtiments aussi communs qu’une gare de Tokyo, un immeuble de bureaux, sont magnifiés par son art du cadrage. Il est l’égal des plus grands photographes des paysages urbains, à l’instar de Ray Metzker. Évoquer les magnifiques cadrages des films d’Ozu est un lieu commun de la critique de son œuvre, mais il est impossible de ne pas tomber en admiration devant certains des premiers plans de Printemps précoce.
Pour l’une des dernières fois de sa carrière, le cinéaste japonais intègre l’histoire de ce couple dans un cadre plus vaste : la vie des salarymen. Dans ces deux situations sociales, les sources de frustration sont nombreuses.
Printemps précoce ne célèbre pas une nostalgie envers un hypothétique glorieux bon vieux temps. La mère de Masako la pousse à se réconcilier avec son mari en lui rappelant les liaisons extra-conjugales de son père. Les critiques sur son travail de l’ancien supérieur de Shoji, joué par Chishū Ryū, et un de ses anciens collèges devenu tenancier de bar, font écho aux griefs de la nouvelle génération. Les collègues de Shoji se plaignent des chefs désagréables et comparent leur travail assis à leurs bureaux au sort de prisonniers derrière des barreaux.
Le metteur en scène aime déjouer les attentes des spectateurs en élaguant des situations convenues. Shoji et Kaneko consommant leur flirt ne sont pas montrés, et une discussion entre Shoji et son ancien patron devient subitement inaudible à la suite de l’adoption d’un plan large.
Dans une scène féroce à l’aune du cinéma de Yasujirô Ozu, ce dernier s’en prend à l’hypocrisie des jeunes salarymen, qui invitent Kaneko pour dénoncer son flirt avec un homme marié. Il n’y a pourtant guère de doute qu’ils auraient bien aimé être à sa place.
Chez Ozu, la dramaturgie réside dans le délitement des liens familiaux : les parents délaissés dans Voyage à Tokyo, Noriko ne voulant pas se marier dans Printemps tardif. Elle se loge ici dans la fracture de ce couple.
Le personnage joué par Chishū Ryū, figure tutélaire chez Ozu, conseille à son ancien subordonné de prendre exemple sur lui et de recentrer sa vie sur son couple. Il a lui aussi fait des accrocs à son contrat de mariage avant de réaliser que le couple est le seul endroit sûr. Il revient à Shoji de faire des efforts pour construire son bonheur.
Le style inimitable d’Ozu nous aura fait partager l’intimité de ce couple et la scène finale ne pourra qu’émouvoir le spectateur.
Printemps précoce est l’un des 20 films présents dans l’indispensable box Carlotta Films disponible en Blu-ray et DVD.
Remerciements à l’éditeur.







