Quatre minutes
Jenny’s got a gift.
Les premières images du second long métrage de Chris Kraus sont a priori un paradoxe en elles-mêmes. Dans l’immobilisme exacerbé d’un corps anonyme, figé au bout d’une corde hors-champ, se condense la rébellion contenue de Jenny. La jeune taularde, fraîchement arrivée entre les murs, pioche, l’air de rien, des cigarettes des poches de la défunte, et crache implicitement au visage de l’humanité, aussi bien aux yeux du monde que du système qu’elle vient d’intégrer. Et s’affirme, sans un mot et en un geste économique, en marge des deux.
L’exclue trouve alors rapidement son absence de marques, entre l’agressivité de ses co-détenues - qui la soupçonnent d’avoir regardé crever leur camarade - et la distance des matons, et se tourne, passive et insolente, vers Traude Krüger, professeur de piano dans l’établissement depuis l’époque des Sturmbahnführer. Leur première rencontre catalyse les émotions de Jenny, piégées jusqu’alors dans la froideur de l’ensemble ; le refus de Traude de donner un cours à cette jeune femme qui présente si mal, ne se lave pas ni ne prend soin de ses mains, donne à sa violence latente une opportunité. Son terrain d’expression sera le visage d’un autre élève de la vieille dame, maton docile qui en prend pour un mois d’arrêt. Et alors que l’étau du système se resserre sur la jeune femme, sa musique rageuse retentit, surdouée, dans l’enceinte de la prison pour femmes.
L’éclat esquisse, déjà, les fondements d’une relation, Jenny reportant sa colère contre Frau Krüger sur une figure d’autorité plus aisément identifiable. Il résume aussi le rapport de la jeune prodige à la musique, entre mépris et dépendance, contrainte et volonté – enfermement et liberté. Ces oppositions constituent le noyau de la narration de Quatre minutes, et lui dictent sa réalisation, qui alterne entre classicisme et anticonformisme. Chris Kraus passe volontairement une bonne partie de son temps à courir après Jenny, revenant sur ses actes par le biais d’une alternance entre les présents de narration, démontrant l’incapacité de la caméra à cerner et contenir son humanité.
Il suffirait pourtant, semble dire Traude de son corps et de sa rigueur, les deux tout aussi droits (par opposition à l’expression corporelle de son élève), d’exclure les autres par le mépris, de juger et d’ordonner, d’exclure l’humain au seul profit de la musique – bien que ce soit impossible. Mais dans sa propre histoire, elle aussi propice aux truchement des époques de narration, Frau Krüger dissimule sa propre rébellion, de nature et non de volonté, contre son pays mais aussi son sexe. Jenny non plus n’est pas une rebelle sans cause, et la musique « de nègre » qu’elle se plait à jouer alors qu’elle maîtrise si bien le classique, n’est pas le résultat d’une opposition. C’est, de ses propres mots, « qui elle est ».
Il n’est pas étonnant finalement, que ces deux femmes trouvent dans leurs égoïsmes, façonnés par des contextes, socio-familiaux et historiques, matière à partager. Dans un défi constant de l’autre, leur relation se base sur la violence des émotions, et trouve refuge et compromis dans l’élan de liberté final du film. Ces quatre minutes, qui lui donnent son titre, sont tout entières à son image. La prestation musicale de Jenny, explosion contestataire mais aussi hommage et déclaration affective, condense la propension du film à naviguer avec insolence entre ses fulgurances, et offre à ses deux femmes, lasses d’aller à contre-courant, un moment de répit. Elles soulignent aussi combien Kraus complète intelligemment son tableau, de bout en bout, à la force d’une bande son qui explicite de façon virtuose les contrastes de cette deuxième réalisation aboutie, et dépasse ainsi son caractère finalement convenu. Hannah Herzsprung, ses mains polymorphes – douces, cogneuses, délicates, ensanglantées – y sont tout simplement exceptionnelles.
Quatre minutes, sorti sur nos écrans il y a un bon bout de temps (le 16 janvier 2008) est disponible en DVD dans vos bacs. L’image de cette édition signée Fox Pathé Europa est particulièrement impressionnante.


