Queen Kelly
Dans l’imaginaire collectif, Erich von Stroheim restera l’officier allemand, sanglé dans un corset qui lui une donne une rigueur toute prussienne, dans La grande illusion de Jean Renoir. Mais il est également le réalisateur de quelques-uns des meilleurs films du cinéma muet. Victime de son désir de perfection, il ne pourra même pas terminer son huitième film, Queen Kelly, avant de finir dans l’enfer des cinéastes maudits.
Queen Kelly a été financé par son actrice principale Gloria Swanson, et son amant, Joe Kennedy, le père de JFK. Le film, qui devait durer cinq heures, n’a jamais été achevé. Ulcérée par les exigences du réalisateur, très maniaque sur les détails et tournant des montagnes de pellicule, Gloria Swanson lui coupa le robinet du financement. L’actrice et le metteur en scène se retrouveront en 1950 dans l’un des chefs-d’œuvre de Billy Wilder, Sunset Boulevard, où celui-ci utilisera leur persona pour mettre en accusation un monde hollywoodien fondé sur l’illusion.
Le film, qui date de 1928, est également une victime de l’avènement du parlant. La version la plus complète présentée en mars au musée d’Orsay ne dure que 95 minutes. La fin de l’histoire est contée sous la forme de photos de plateau et de cartons.
Voir un film muet dans les meilleurs conditions possibles implique un accompagnement musical en direct lors de la projection. Le cinéma, loisir de masse s’il en est, retrouve un peu de sa noblesse en redevenant un véritable Spectacle comme cela était le cas à l’époque. Malheureusement lors de la projection au musée d’Orsay, la musique était exclusivement constituée de percutions. Une palette musicale trop étroite à mes yeux pour illustrer le film. Au bout d’un quart d’heure, j’ai été saisi d’une violente envie de demander au musicien d’arrêter sa musique. Heureusement, je me suis laissé gagner par le film.
Queen Kelly démarre fort : la reine d’un pays imaginaire d’Europe centrale est nue sur son lit. Ses parties intimes sont cachées par des éléments du décor, mais surtout par son chat qu’elle colle contre sa poitrine. Elle est présentée comme la dernière descendante d’une lignée de monarques détestables. En quelques plans, von Stroheim l’a décrite comme une alcoolique se gargarisant de champagne, avec lequel elle fait passer ses somnifères. Elle s’est entichée pour son malheur du Prince Wolfram von Hohenberg-Falsenstein, un coureur de jupons impénitent. Ce dernier va tomber sous le charme d’une orpheline vivant dans un couvent : Patricia Kelly.
Erich von Stroheim nous livre une vision hallucinée de l’homme livré à ses pulsions : une humanité en déliquescence. Surprenant Kelly dans la chambre de son futur mari, la reine la pourchasse ainsi à travers le palais à coups de fouet. On image sans mal l’outrage que le film aurait pu provoquer à l’époque.
J’ai été ébloui par la caractérisation des personnages. Le vrai choc est l’arrivée dans le bordel de Jan, que Kelly doit épouser pour faire plaisir à sa tante, vendeuse de pain de fesse et un pied dans la tombe. Véritable lie de la terre, il est vêtu d’un costume blanc et se déplace appuyé sur deux cannes, les jambes largement écartées. La lumière qui l’éclaire en contre-plongée lui donne l’apparence d’un albinos. Son comité d’accueil est constitué de deux prostituées, dont une jeune blanche criante de vraisemblance avec ses tatouages et ses épaules voûtées. Cette scène d’une splendeur totale vaut à elle seule de voir le film, qui de toute façon est splendide d’un point de vue photographique.
Queen Kelly a été projeté au musée d’Orsay le 27 mars 2009 dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Erich von Stroheim. Il est disponible dans un coffret DVD édité par MK2, comprenant également Maris aveugles et Folies de femmes ainsi que différents bonus.



