Romeo is Bleeding
Puisque nous avons commencé la série des réalisateurs frappés par l’éclair avec Phil Joanou et son immense State of Grace, il me paraît de bon ton de reprendre le flambeau avec sieur Peter Medak, cas moins impressionnant mais non moins intéressant de génie sporadique.
Réalisateur télé s’il en est (de Space : 1999 à Homicide en passant par Magnum et les Contes de la crypte, l’homme a participé à plus d’une trentaine de séries en l’espace de quarante ans), Peter Medak était toutefois relativement actif sur grand écran dans les années 70 et au début des années 80. Parmi les films que les cinéphiles retiennent, sans pour autant savoir à qui attribuer leur paternité, je citerais tout particulièrement l’effrayant The Changeling avec George C. Scott (L’Enfant du diable /1980), ainsi que le délirant Zorro, the Gay Blade (La Grande Zorro /1981), avec George Hamilton dans le rôle de Don Diego. Puis, pendant plusieurs années, Peter Medak s’absente presque totalement du circuit des salles obscures, ne refaisant réellement surface qu’au début des années 90 avec un petit film de gangsters devenu plus ou moins culte, The Krays (Les Frères Kray /1990). Son dernier long métrage en date par ailleurs, n’est autre que le pathétique Species II (La mutante 2 /1996) : pas de quoi raviver la mémoire d’une carrière inégale, vous en conviendrez. Pourtant, au milieu de tout ça, Medak a signé un film hors du commun, en 1993. Une fois n’est pas coutume, le rôle principal de ce film méconnu revenait à Gary Oldman, Romeo désenchanté de cette petite merveille qu’est Romeo is Bleeding...
C’est l’histoire d’un homme qui est tombé amoureux d’un "trou". Jack Grimaldi (Gary Oldman) vit la vie nonchalante d’un flic corrompu, incapable de se satisfaire d’une existence trop tranquille auprès de sa femme Natalie (Annabella Sciorra). C’est que Jack convoite un niveau de confort bien différent, vous voyez, et s’est trouvé une combine qui transforme 25 cents en 65.000 dollars, parfaitement infaillible ("You don’t get that kind of odds in Vegas"). Pour pimenter le tout, Jack navigue de tromperie en tromperie avec des serveuses décérébrées, comme la petite Sheri (Juliette Lewis), elle aussi avide d’argent et de glamour. Mais ce qui compte avant tout, ce sont bien les liasses que Jack amasse frénétiquement au fond de son jardin, nourissant son trou ("feeding the hole") après chaque nouvelle trahison.
Les illusions et désillusions de Jack auraient pu suivre leur cours s’il n’avait pas été placé sur le chemin de la redoutable Mona DeMarkov (Lena Olin), tueuse d’origine russe que Don Falcone (Roy Scheider) - ponte mafieux qui arrondit les fins de mois de notre héros - veut voir éliminée, de peur qu’elle vide son sac bien rempli aux fédéraux. Car Jack ne sait dire non ni à une jolie femme, ni à l’argent, et décide de se croire le plus malin en jouant un triple jeu...
Romeo is Bleeding fait partie de ces films que Kuro qualifie de "expérimentalo-mainstream", mélange judicieux et cynique de polar classique et de névrose elliptique du meilleur effet. Construit comme un gigantesque flash-back, le film prend Jack Grimaldi pour narrateur limite schizophrène, confrontant régulièrement ses pensées à ses actes, parfois même de façon contradictoire.
Romeo is Bleeding est conçu comme un énorme mea culpa, une demande de pardon sous forme de diagnostic d’erreurs confessionnel, au cours duquel Jack tente de revivre les choix néfastes qui l’ont conduit à se rendre compte qu’il aimait sa femme par dessus tout. Pas complètement linéaire, le film de Medak s’autorise une narration elliptique qui lui confère des allures de rêve infernal, au sein duquel trône la merveilleuse Lena Olin, perverse à souhait. Chacune de ses apparitions, puisque vécue depuis la mémoire de Jack, est aussi incomplète que saisissante, teintée d’érotisme malsain par la seule force du désir incontrôlé de notre anti-héros. Des projections / cauchemards de Grimaldi ponctuent par ailleurs régulièrement ce compte-rendu psychotique, laissant entrevoir des ruptures a priori en parfait désaccord avec le point de départ du film, qui constitue pourtant le terrain de sa conclusion.
Et pourtant Romeo is Bleeding aurait pu se contenter d’être un polar traditionnel, et de jouir efficacement du talent de ses acteurs. Car Gary Oldman est une fois de plus merveilleux dans son rôle de ripou stupide, persuadé d’être maître de la situation mais en réalité toujours en retard d’un temps ou deux. Face à lui, Lena Olin trouve l’un des plus beaux rôles de sa carrière, et incarne l’une des femmes fatales les plus vénéneuses que le cinéma américain nous ait donné ces dernières années.
Loin de tous les schémas traditionnels du film noir ou du "Basic Instinct-like", le personnage de Mona DeMorkav ressemble à une espèce de démon, vicieux et constamment hilare - trait de caractère auquel le rire exceptionnel et hystérique de Lena Olin s’adapte parfaitement. Ses attitudes sont tellement exacerbées qu’elle n’en devient que plus iréelle, une espèce de projection de tous les désirs refoulés de Jack, et l’affirmation que cette vie à laquelle il croit aspirer n’est pas faite pour lui. Lorsque Jack en prendra conscience néanmoins, l’homme aura à peu près tout perdu. Et au terme de cette leçon d’humilité, Peter Medak aura inconsciemment livré une fantastique leçon de cinéma, que l’on désespère malheureusement de le voir reproduire un jour. Toujours est-il que, comme c’est le cas avec le State of Grace de Phil Joanou, Romeo is Bleeding existe sur pellicule, pour témoigner d’un authentique sursaut de génie dans la carrière d’un réalisateur relativement discret.
Romeo is Bleeding est disponible en DVD zone 1 chez MGM, dans une édition "à poil", mais parfaitement irréprochable au vu de sa qualité et de son prix.




