Sairen
La décision de porter un jeu vidéo sur le grand ou le petit écran, bien qu’elle obéisse le plus souvent à une logique financière, est certainement l’une des plus difficiles en matière d’adaptation. Là où un graphic novel ou un livre se prêtent assez bien à la transition scénaristique, le rapport au joueur intrinsèque aux univers vidéoludique constituera toujours, quelle que soit la qualité de l’œuvre, un manque certain. Comment peut-il en être autrement, puisque la caractéristique même du jeu réside dans sa capacité à amener le spectateur, impliqué à la force d’une interface homme-machine (IHM), à raconter lui même une histoire sur laquelle il a un contrôle variable, allant de l’illusoire (les FPS scriptés) à une approche plus complète (Fable et certains RPG) ? Devant cette impossibilité qui est celle du caractère non-interactif d’une œuvre cinématographique, il convient alors d’aborder autrement la transposition. Le respect de l’univers tout d’abord, est une obligation, tout comme la retranscription de sa réalisation, de son ambiance. Mais comment porter son rythme et ce qui fait toute sa spécificité et souvent la raison de son succès, à savoir le gameplay - ce parent, proche et éloigné à la fois, de la narration, passée par le prisme de l’IHM ?
Le cas Forbidden Siren est un cas particulièrement osé et improbable d’adaptation vidéoludique : peu de jeux en effet, poussent aussi loin l’utilisation du gameplay comme seule force de narration. Encore moins de jeux placent à ce point le joueur dans la peau du réalisateur, le laissant libre, d’une certaine façon, du montage d’une séquence à l’objectif pré-écrit. Forbidden Siren est un survival horror, ce genre popularisé par la série des Resident Evil dans un premier temps, puis par le monument Silent Hill et ses trois suites. Mais il est un survival hors du commun, qui puise dans la richesse de la peur cinématographique pour mieux la détruire et la reconstruire, morcelée et plurielle, dans un contexte d’interaction. Le joueur incarne un héros plongé dans la nuit d’une étrange île japonaise, peuplée par des Shibitos - des espèces de zombies - dès la nuit tombée. L’obscurité est très prononcée, quasi-impénétrable, et les créatures sont partout à vos trousses - sauf que vous ne les voyez pas. C’est alors qu’entre en jeu le pouvoir de « vision » (Sightjack en anglais, qui signifie en gros « piratage de point de vue »), qui vous permet, en scannant les alentours à l’aide de ce que l’on pourrait appeler une radio mentale, de vous brancher sur le point de vue des créatures lorsqu’elle sont à proximité. Dans une espèce de procédé de triangulation spatio-émotionnel, vous tentez alors de vous situer relativement à vos poursuivants, en espérant ne pas vous apercevoir - souvent trop tard - dans leur ligne de mire, quand ils s’approchent de vous. Le préocédé est terrifiant, et, ajouté à la difficulté très élevée du jeu, qui plus est paralysé par de nombreux allers-retours entre les différents menus textuels pour utiliser le moindre objet, rend Forbidden Siren presque injouable, trop éprouvant. Mais il est, n’ayons pas peur des mots, tout simplement révolutionnaire, puisque c’est le joueur qui non seulement crée, mais devient son propre hors-champ : vous et vous seul, devenez alors le lieu de l’horreur. C’est beau.
C’est beau, mais particulièrement difficile à aborder en matière de réalisation cinématographique, puisque le point de vue de la caméra, en l’absence d’interface, est de toute façon forcément autre, étranger, extérieur. Reste donc à raconter une histoire pas foncièrement novatrice, si ce n’est dans son découpage en séquence ultra-courtes et non linéaires. Encore une fois, en l’absence d’une IHM, ce mode de narration peine à se justifier au sein d’un film, ou alors à grand renfort d’aspirine pour le spectateur. Voyons donc comment Yokihiko Tsutsumi se sort de cet exercice périlleux, portant la trame du second opus de la série au cinéma pour coincider avec la sortie du jeu au Japon...
Amano San et ses deux enfants débarquent sur l’île de Yume dans le but d’offrir au jeune Hideo, sérieusement malade, un cadre où se remettre et peut-être guérir. Le garçon, peu loquace, passe son temps avec son chien et semble ignorer les recommandations incessantes de sa grande sœur, Yuki, qui veille sur lui avec tout le protectionnisme d’une mère par obligation. L’île de Yume, où reigne une atmosphère étrange - peut-être héritée de l’époque où elle servait de cimetière aux soldats américains, selon le docteur Minamida qui reçoit les protagonistes sur l’île - fut le théâtre en 1976, d’une tempête au cours de laquelle tous ses habitants ont disparu. Tous - sauf un, qui déclarait alors, lorsqu’on l’a retrouvé, hystérique, qu’il ne fallait pas sortir lorsque la sirène retentissait. Cette même sirène qui aggresse les oreilles de Yuki, alors que son père est sorti en pleine nuit faire des photos en forêt... Lorsqu’Amano senior ne réapparaît pas le lendemain matin, la peur s’ancre au fond de la jeune fille, plus que jamais décidée à protéger son petit frère : les insulaires ne lui inspirent aucune confiance. Et Yuki craint d’entendre à nouveau cette redoutable sirène...
Etrange objet que ce compagnon cinématographique à Siren 2, qui en constitue d’une certaine façon, le complément et l’opposé. Les ressorts du jeu vidéo sont en effet délaissés - à l’exception de quelques clins d’œil à la mécanique visuelle du Sightjack, ainsi qu’à certains des personnages mémorables de l’univers vidéoludique comme le policier en uniforme - au profit d’une narration traditionnelle, linéaire si l’on excepte l’ultime dénouement. Ce que le film perd en puissance d’effroi, en tension pure, il le gagne toutefois en consistance. Puisque l’histoire du jeu est en réalité son gameplay, rien d’étonnant à ce que celle-ci se transforme si le gameplay lui est soustrait, si les chapitres mélangés sont dès le départ remis dans le bon ordre - ou presque. D’une certaine façon, Sairen n’est à première vue qu’un ersatz de la nouvelle vague horrifique japonaise, en plus d’être une déclinaison de Silent Hill 2 : la sirène est héritée du jeu de Konami, tout comme la notion de culpabilité créatrice d’un enfer personnel, résultat de l’attachement brisé à une personne malade et motif d’une douleur projetée.
Sairen possède toutefois quelque chose de particulier dans son dépouillement, dans sa beauté picturale simpliste. Armé d’un script sans fioritures, Tsutsumi soigne sa réalisation au plus haut point, et affirme une maîtrise du cadrage absolument terrassante : la gestion de l’espace - qu’il soit clos (la caméra qui suit Yuki dans ses tâches ménagères) ou ouvert (chaque plan mettant en scène la tour métallique où trône la sirène) -, des juxtapositions en son sein (les oppositions décalées entre Yuki et les insulaires), mais aussi des gros plans est tout simplement grandiose. La notion de séquence, à l’opposée des salves narratives qui constituent la matière diluée des jeux, est ici tirée à l’extrème avec des scènes très longues, parfois sans coupes, opposant Yuki à ses peurs et ses opposants. Les effets sont rares, et même quand Sairen se pare d’allures de simple film de zombies, il parvient à le faire avec un certain sens de la poésie spectaculaire, avec son océan rouge sang et ses travellings virtuoses. Alors que son histoire est par trop explicite et se termine sur un twist désormais classique, Sairen ne pâtit aucunement de son manque d’originalité : au contraire même, il en ressort grandi. De la même façon que Silent Hill 2 puise toute sa beauté dans l’amour qui l’habite, Sairen est transcendé par la relation entre Yuki et son frère, à l’origine de cette tragédie d’épouvante sur fond de cannibalisme mythologique. Sairen n’est pas un très grand film, non ; mais au lieu d’être une adaptation ratée, un peu lente - ce qu’il aurait certainement été sans le talent de Yukihiko Tsutsumi - il s’affirme en tant qu’extension, compagnon touchant et visuellement virtuose (la chute de Yuki, l’incroyable séquence de meurtres), d’un jeu qui n’est que gameplay. Ici, au lieu de gameplay, tout est émotion - même si celle-ci est par moment naïve -, jusqu’à la douleur provoquée par l’assaut sonore de la sirène éponyme. Cette émotion qui, à sa façon, constitue le seul interface entre un spectateur et un film. En cela, Sairen est tout de même une certaine réussite, plus subtile qu’il y paraît.
Sairen est disponible en DVD au Japon (sans sous-titres).




