Secret Sunshine
2009 est une année charnière pour le Festival du film asiatique de Deauville, qui entérine un jumelage avec le Festival de Pusan. Quelle présence plus significative pour ce partenariat avec la Corée du Sud, que celle de Lee Chang-dong, réalisateur emblématique qui endossa un temps le rôle de Ministre de la Culture, dévoué à la défense des quotas pour redresser l’industrie cinématographique de son pays ? L’hommage qui lui était rendu lors de cette onzième édition, était accompagné d’une rétrospective de sa filmographie. En quatre films seulement, l’homme s’est imposé comme un auteur à l’humanité rare. Secret Sunshine, sa dernière œuvre en date, récompensée du prix d’interprétation féminine lors du cru cannois de 2008, est l’incarnation la plus subtile de cette affection, complexe et optimiste, que le metteur en scène porte à la vie, même meurtrie.
Shin-ae et son fils viennent s’installer à Miryang, ville natale de leur défunt mari et père. En panne sur la route qui les conduit vers une nouvelle vie, au gré des humeurs du petit garçon qui exprime très clairement le manque de son père, ils font la connaissance de Jong-chan, garagiste et célibataire endurci, qui se prend tout de suite d’une affection encombrante pour la jeune veuve. Celle-ci accepte, plus ou moins passivement, son aide dans la recherche d’un lieu où vivre et exercer en tant que professeur de piano, dans cette ville où elle ne connaît personne... et où personne ne la connaît. Bien que sa principale motivation soit de satisfaire, post-mortem, le désir de retour aux sources de son mari, la douleur de Shin-ae souhaite en effet s’accommoder de ce nouveau départ. Pourtant, dans cette ville « comme les autres » des mots de ses habitants, ne rien connaître de quelqu’un signifie que l’on suppose tout, que l’on juge partiellement et se méfie, ce qui rend l’intégration difficile. Un départ hésitant qui s’immobilise brutalement, avec l’enlèvement du petit garçon, puis la découverte de son corps sans vie. Shin-ae commence alors une longue errance dans ce « rayon de soleil secret » – signification littérale des idéogrammes composant le nom de la ville – pour tenter de trouver sinon un sens à sa vie, au moins une force à même de lui conférer une raison de la prolonger.
Il apparaît évident à la lecture du sujet de Secret Sunshine, qu’il s’inscrit dans le registre du mélodrame. Mais le film de Lee Chang-dong, contrairement à bon nombre de ses compatriotes, ne joue jamais le jeu d’émotions exacerbées, de larmes explicites ; au contraire même, puisqu’il puise sa force d’une distance, paradoxale, avec l’intimité que nous entretenons avec son héroïne et ses douleurs plurielles. Preuve la plus évidente de cette distance pudique, la façon dont Lee Chang-dong traite la disparition du petit garçon : des conversation téléphoniques unilatérales avec le ravisseur à la découverte du corps, le réalisateur se contente d’observer les réactions de Shin-ae à des causes laissées hors-champ, simplement induites par l’émotion.
L’émotion, bien évidemment, emplit Secret Sunshine au point de nouer l’estomac du spectateur. Dans l’une des scène du film notamment, dont est extraite l’image qui a servie pour l’affiche française, Shin-ae est recroquevillée sur son canapé alors qu’un rayon de soleil peine à éclaircir la pièce, et imite son fils en train de singer les ronflements de son père – l’une des expressions qu’avait le garçon, de la douleur de la mort de son père. Cette incarnation en gigogne de l’absence de l’autre, résume à elle seule la force émotionnelle de l’œuvre, contenue dans la fragilité, bouleversante et changeante, de Jeon Do-yeon.
Pourtant Secret Sunshine n’est pas un film contemplatif. S’il observe effectivement son héroïne brisée, il avance au gré d’une course presque effrénée à la poursuite d’une humanité perdue, faisant de grands bonds narratifs pour suivre les efforts consentis par Shin-ae à la société dans laquelle elle tente de s’inscrire. Le plus important de ces efforts est aussi le lieu de la subversion, propre au mélodrame, à laquelle se prête Secret Sunshine : celle de la religion. Sous l’influence de ses nouveaux « amis », Shin-ae se livre toute entière au christianisme, y trouve d’abord un réconfort puis, dans la notion trop subjective de pardon, matière à se perdre un peu plus dans un mensonge collectif. Mais ce mensonge en était-il vraiment un ? Comme souvent, l’écueil religieux se situe dans l’idée que Shin-ae se fait du rapport à Dieu, dans l’illusion de l’avoir trouvé en elle-même alors qu’elle se l’est, comme tant de gens, laissé dicter par les autres. C’est d’ailleurs ce que, dans son errance, elle recherche : si nous observons Shin-ea au travers du prisme imposé avec délicatesse par Lee Chang-dong, elle tente de s’observer, de se comprendre et se redéfinir, au travers des gens qui l’entourent, ne la connaissent pourtant pas.
La perception que Shin-ae a d’elle-même – clé de sa survie, humaine et sociale – passera par d’autres étapes destructrices plus féminines (la volonté d’abnégation sexuelle), avant qu’elle comprenne qu’elle doit reconstruire elle-même son image avant de se reconnaître dans le regard des autres. La dernière séquence de Secret Sunshine, aussi improbable cela puisse-t-il paraître, est à ce titre véritablement optimiste : Shin-ae entreprend de terminer elle-même une coupe de cheveux entamée chez le coiffeur, et Jong-chan, spectre des relations humaines perdues - et donc d’une vie, au moins sociale - tout au long du film, plutôt que de tenter de l’influencer une nouvelle fois, s’efface et lui tend un miroir dans lequel elle pourra se remodeler, se reconnaître, accompagnée et non dirigée. Et trouver, dans ce reflet qui contient aussi celui de ceux qu’elle a perdu, l’acceptation douloureuse d’une humanité à même d’être projetée et non induite, justification nécessaire et suffisante à sa vie.
Sorti sur nos écrans le 17 octobre 2007, Secret Sunshine a été diffusé au cours de la 11ème édition du Festival du film asiatique de Deauville, dans le cadre d’un hommage rendu à Lee Chang-dong en sa présence. Il est disponible en DVD chez Diaphana.



