Signes
Attention, cet article contient quelques spoilers !
Il a suffit d’un film pour qu’un jeune réalisateur d’origine indienne, parfaitement inconnu, devienne l’une des personnalités les plus puissantes d’Hollywood. Après Praying with Anger (1992) et Wide Awake (1998), c’est The Sixth Sense (Le sixième sens - 1999) qui sort M. Night Shyamalan de l’ombre. Véritable phénomène mondial que l’on ne présente plus, The Sixth Sense est ce que l’on appelle un "sleeper" : à savoir un film petit budget qui rencontre un succès aussi inattendu que démesuré. Si je ne suis pas un grand fan de cette histoire paranormale (lui préférant de très loin le Hypnose de David Koepp/Matheson), force est de reconnaître que Shyamalan y faisait déjà preuve d’un certain talent de réalisateur et d’auteur (car l’homme signe le scénario de chacun de ses films). Seulement le film tient trop, à mes yeux, sur la promesse d’une conclusion en forme de révélation, impliquant la relecture rétroactive comme seul vecteur de narration. Du coup, le film supporte très mal une seconde vision, au cours de laquelle le véritable sujet du film (l’histoire très glauque de la petite fille empoisonnée par sa mère) est encore plus occulté par l’attention que le spectateur porte au personnage de Bruce Willis, et à ses interactions avec son entourage. Ce qui est d’autant plus dommage que c’est cette trame faussement secondaire qui constitue le véritable tour de force du Sixième sens : avoir réussi à traiter un sujet aussi sombre et sordide dans le cadre d’une production Touchstone - et donc sous la houlette de Disney !
C’est un an plus tard que la situation change véritablement, avec la sortie de Unbreakable (Incassable - 2000). Beaucoup de critiques - ainsi qu’une bonne partie du public - n’ont vu dans cette histoire de super-héros qu’une seconde version de la "formule Sixième sens", efficace mais redondante. Pourtant Unbreakable est un peu à The Sixth Sense ce que The Mothman Prophecies (La prophétie des ombres) est à Arlington Road (les deux réalisations de Mark Pellington) - à savoir le véritable aboutissement d’une démarche formelle. Car Unbreakable n’est pas réécrit par sa conclusion ouverte : la soit-disant "révélation" finale ne constitue que la pierre manquante d’un édifice déjà cohérent et passionnant par lui-même. Du coup, les incroyables talents d’auteur, réalisateur et directeur d’acteur de Shyamalan éclatent au grand jour, non occultés par un "double effet Sixième sens" finalement réducteur.
Pour le public et la critique, c’est le moment de choisir un camp : nombreux sont ceux qui décident que Shyamalan est l’homme d’un effet, déjà écculé ; tandis que les autres - comme moi - découvrent un nouveau Dieu (j’y vais fort, mais c’est la vérité), le seul homme à avoir saisi l’essence des comics américain. Car Incassable - qu’on se le dise - est un film parfait. Econome savant, Shyamalan filme calmement sa magnifique histoire (sur)humaine, avec un talent pour l’épure et la composition qui le range directement aux cotés d’un Clint Eastwood et d’un John Carpenter. D’autant que sa propre mythologie se construit peu à peu, qu’on entrevoit un ensemble de lignes directrices, un langage propre - des signes...
Pour le troisième film de sa carrière "publique", Shyamalan abandonne Bruce Willis et le projet caressé d’une suite à Incassable, refroidi par les réactions du public et de la critique, et se retourne vers la science-fiction. A l’exception d’un visuel très explicite pour les fans de théories extra-terrestres, et du nom de Mel Gibson comme interprète principal, peu de choses filtrent sur le sujet de Signes avant sa sortie en salles - et c’est tant mieux. Il est désormais l’heure de vous révéler la vérité...
Mel Gibson incarne donc le père Graham Hess - en fait ex-pasteur, abandonné par la foi depuis l’accident qui a coûté la vie à sa femme. Après ce décès, son frère Merrill (Joaquin Phoenix) s’est installé dans la grange qui jouxte la maisonnée Hess, aux côtés de Graham et de ses deux enfants, la petite Bo (Abigail Breslin) et l’asmathique Morgan (Rory Culkin, petit frêre de Macaulay). Un matin, la famille découvre leur champ de blé, ravagé sur une énorme surface circulaire : les tiges ont été pliées de façon brutale, sans être brisées. Graham et Merrill n’ont qu’une vision partielle de l’ "œuvre" : depuis le ciel, on se rend compte que c’est un symbole gigantesque, fait de ronds et de lignes, qui a été dessiné, méthodiquement, dans le champ. Lorsque des signes similaires apparaissent partout à la surface du globe, la peur s’empare de la famille Hess - et de la population mondiale...
Signes est un film déroutant, unique - et terriblement intelligent. Nous disions plus haut que Shyamalan s’affirmait avec Incassable comme un adepte de l’épure ; Signes est la preuve redoutable de cette affirmation.
Avant d’être un film de science-fiction, Signes s’impose comme un film d’horreur, en ce sens où il tire sa force d’un travail fondamental sur le champ et son alter-ego horrifique complémentaire, le hors-champ. Un hors-champ évolutif, défini alternativement du point de vue des protagonistes et du spectateur pour assurer une efficacité maximale et une narration en "entonnoir".
Lorsque le film commence, et que Graham et Merrill découvrent le champ ravagé, ce sont eux qui souffrent du hors-champ (sans mauvais jeu de mots) : le spectateur, lui, jouit de cette position omnisciente qui lui permet de voir le "signe" dans son ensemble. Par contre, nous ne possédons pas encore les éléments nécessaires pour comprendre le comportement de Graham et de ses enfants.
D’une certaine façon, pendant la première partie du film, les trois entités que représentent Graham, Merill et les enfants évoluent dans des champs différents, presque indépendants les uns des autres. En même temps que l’explication des signes se précise, perçue au travers du champ subjectif de l’écran de télévision, ces situations s’inversent. Le spectateur est privé de son omniscience, livré aux seules compréhensions et craintes des protagonistes. Lorsque la famille s’installe devant la télé pour découvrir la réalité de la situation, le spectateur n’a que leurs réactions face aux images pour construire sa perception du hors-champ, de ce qui se passe dans la télé et, au-delà, à l’ "extérieur". Progressivement, les trois entités protagonistes se rapprochent, se croisent et entre dans des plans communs. Il faut cependant attendre une prise de conscience collective pour que la réunion soit définitive, explicite.
Au cours d’une scène incroyable, Graham rentre dans le salon de la maison et s’installe sur un fauteuil. Au premier plan, Merrill lit un journal, tandis que les enfants jouent en faisant la vaisselle en arrière-plan. Les entités ne se mélangent pas, à tel point qu’on a l’impression qu’il ne s’agit pas là d’une même image mais de trois couches superposées. Puis Merrill rejoint Graham, les enfants faisant de même quelques instants plus tard. Sans aucun mouvement de caméra, par la seule force des changements de focale, Shyamalan passe d’un plan "triple" à un plan unique, réunissant les personnages à un même niveau d’existence, commun et non plus parallèle. Le procédé était déjà présent dans Incassable, au début du film, lorsque Bruce Willis apprenait qu’il était le seul survivant, qui plus est indemne, de l’accident ferroviaire, tandis qu’une victime mourrait au premier plan : la séquence opérait une séparation, plaçant Bruce Willis "au-dessus" du reste des hommes, dans une sphère différente. Ici, c’est d’une réunion qu’il s’agit.
A partir de cette séquence, le spectateur est donc relié à cette famille réunie, et complètement coupé du monde extérieur. Le hors-champ devient le théâtre d’une invasion devinée, mais jamais explicitée par l’image. L’enjeu du film devient de conserver l’intégrité retrouvée de la famille Hess, seule clef de la survie du groupe - enjeu au centre duquel se trouve la foi perdue de Graham. Mais cette foi aussi fait partie du hors-champ de la narration - à la fois par la distance temporelle qui sépare Mel Gibson de son état de pasteur, et par l’incapacité du personnage, devenu seul "révélateur" pour le spectateur, de l’appréhender. Pourtant elle est bien là, en lui, comme cette apparition furtive d’un crucifix, au travers de la marque que sa longue présence a laissé sur un mur.
La résolution de Signes se joue du coup principalement au travers du personnage de Mel Gibson, qui joue au final son véritable rôle de père, au sens familial et religieux du terme. Ce dernier sens plus particulièrement, puisque Graham joue un rôle d’interprète des différents signes qui lui ont été présentés, du "texte" qui s’est créé autour de sa famille, et qui crée sa propre religion, cohérente, au sein de laquelle leur vie en commun trouve une nouvelle raison d’être.
On pourrait revenir sur l’influence du 11 septembre sur la structure de Signes, sur son utilisation de l’outil télévisuel et de l’invasion "extérieure". Plus que pour alimenter un éventuel débat, cette influence est intéressante pour affirmer ce que l’on avait déjà supposé. A l’image de bon nombre de pays en crise (politique, sociale, d’identité), l’Amérique traverse une crise de confiance imprévue qui offre à ses cinéastes un nouveau terrain d’expression, au delà d’une quelconque démarche commerciale. Il reste alors à chacun d’évaluer sa propre position par rapport à cette crise ; mais Signes demeure appréciable sans être obligé de "souffrir" au côté des américains. Son rattachement aux évènements du 11 septembre permet uniquement de le resituer dans un contexte d’angoisse et de douleur.
Signes est donc un film blessé, qui s’attache à admettre l’absence de coïncidences pour créer une force dans l’inexorable. Un trait proche de la culture asiatique, qui peut paraître intégriste mais qui est au final foncièrement humain. Moins directement appréciable qu’Incassable, Signes est un film précieux, simple et complexe à la fois - et bien plus respectueux du genre auquel il se rattache (la science-fiction) qu’un quelconque Independance Day. Shyamalan a compris les bases de la SF aussi pertinemment que l’univers des super-héros, et a su en retirer le substrat le plus caractéristique. On pourrait par ailleurs revenir sur la mythologie Shyamalan en elle-même - et notamment cette peur caractéristique de l’eau - mais ceci sera un sujet pour un autre article, probablement lié à son prochain film. En attendant, Signes est certainement un film à revoir, pour mettre à jour l’ensemble de ses qualités discrètes.
Dans les salles !!!!





