Silmido
Bienvenue en Corée du Sud, en pleine Troisième République. Après le putsch de mai 1961 et la période de gouvernement militaire qui l’a suivie, une nouvelle constitution est adoptée par référendum en décembre 1962. En 1963, le Général Park Chung-Hee est élu, de justesse, Président de la République. Commence alors une période de renouveau pour la Corée du Sud, qui fait la chasse à la corruption et améliore son entente avec le Japon ; promesse d’un avenir économique meilleur. La démocratie semble en marche, et pourtant...
Le 21 janvier 1968, au cours du deuxième mandat du Président Park, 31 soldats nord-coréens parviennent à s’infiltrer sur les pelouses de la Maison Bleue (Cheongwadae, la résidence présidentielle) dans une tentative d’assassinat du Président. La réponse des autorités, et plus particulièrement de la KCIA, ne se fait pas attendre : l’armée recrute à son tour 31 « soldats » parmi les condamnés et morts et autres marginaux du pays, pour former l’Unité 684. S’ils l’acceptent - et vous comprendrez aisément que le choix d’un condamné à mort, entre l’exécution et l’autorité militaire, est tout sauf cornélien - leur mission consistera à infiltrer la Résidence de Kim Il-Sung à Pyongyang et à ramener sa tête, afin de pouvoir réunir, par la force, le pays divisé.
Si la tentative d’assassinat du Président Park est affaire publique cependant, il en est autrement de la création de l’Unité 684. Jusqu’à il y a quelques années, celle-ci n’avait jamais officiellement existé. Le film Silmido réalisé par Kang Wu-Seok (Public Enemy), romance l’histoire de cette unité fantôme. Sorti peu de temps après les manifestations violentes de 2002, au cours desquelles d’anciens commandos sud-coréens descendus dans les rues réclamaient d’être reconnus et indemnisés, son succès en salles (plus de 10 millions de spectateurs, le premier film de l’histoire du cinéma coréen à franchir cette barre) a contribué à la reconnaissance de l’affaire, dont seule la partie visible de l’iceberg - l’ « incident Silmido » du 23 août 1971 - était connue du grand public. Mais elle a aussi provoqué de nombreux débats, au sein desquels la véracité des faits - et notamment la raison de la rebellion des soldats/criminels contre leur hiérarchie, à savoir l’ordre de leur exécution - a fait l’objet de remises en question de la part des autorités militaires.
Silmido - qui est le nom de l’île sur laquelle l’Unité 684 a été entraînée de façon peu démocratique - s’ouvre sur la tentative d’assasinat de Park Chung-Hee, à laquelle se superposent les actes criminels de Kang In-Chan. Arrêté, le voyou est condamné à mort pour tentative d’assassinat. Juste avant son exécution, un dénommé Choi Jae-Hyun lui rend visite en prison. Cet homme sait tout de lui, et du passé de son père dissident, traitre à la patrie réfugié en Corée du Nord. Si Kang avait aujourd’hui l’occasion de revêtir l’uniforme de l’armée sud-coréenne, et de brandir sa lame pour se faire pardonner les crimes de son père, le ferait-il ? Quelques minutes après, Kang est pendu.
Et pourtant, nous le retrouvons peu de temps après avec une trentaine d’hommes, à bord d’un bateau aux mains de l’armée. A l’approche de Silmido, un gradé - Cho - leur ordonne de sauter du bateau pour rejoindre la terre ferme à la nage ; les hommes refusent, mais Cho les mitraille avant de jeter une grenade sur le pont. Plusieurs hommes manquent de se noyer ; lorsque tous ont rejoint la rive, Choi revient sur le devant de la scène, et leur présente leur mission d’assassinat de Kim Il-Sung. Les condamnés, qui de toute façon n’existent plus, acceptent, enhardis par la promesse de se racheter et de devenir des héros nationaux.
L’entraînement qui n’en est pas un - chaque homme peut mourir au cours des différents exercices et leur traitement est inhumain - durera près de deux ans. Deux ans au terme desquels l’Unité 684 s’affirme comme la plus redoutable de l’armée sud-coréenne. A la date prévue, l’opération est lancée... avant d’être avortée. Commence alors à résonner le tic-tac d’une bombe à retardement aux multiples visages. Ces hommes ont été entraînés comme des animaux, et se sont focalisés sur un acte unique, patriotique, avec une détermination effrayante. Que se passe-t-il lorsqu’on leur retire cette motivation ? Comment contenir leur violence ? Les mois passent. Les autorités en place changent, et l’homme qui a exigé la création de l’unité est remplacé. Officiellement, celle-ci n’existe plus et est désormais un embarras pour le Président, qui reprend la voie d’une réunification pacifique. L’ordre est donné à Choi Jae-Hyun, d’éliminer ces hommes qu’il a entraînés pendant près de trois ans...
Silmido est un film étonnant, au croisement du brûlot et du blockbuster. La majeure partie de sa narration se concentre sur l’entraînement de ces condamnés qui, unis pour une cause commune - bien qu’héritée d’idéaux « supérieurs » - deviendront des amis au cours de cette seconde « chance » qui, en réalité, n’est pas une nouvelle vie mais une mort prolongée. Au cours de cette première partie du film, le réalisateur de Public Enemy navigue entre son portrait peu flatteur des méthodes de l’armée sud-coréenne, pour laquelle les membres de l’Unité 684 sont moins que des hommes, et la naissance d’amitiés et de reconnaissance, aussi bien entre les nouvelles recrues qu’avec leur hiérarchie. Naît alors le paradoxe central du film, hérité de l’Histoire elle-même : comment rendre crédible à la fois l’autorité dictatoriale d’une machine militaire aux méthodes honteuses, et la face humaine de ces gradés qui se prennent d’affection pour leurs recrues ? Comment des hommes peuvent-ils être à la fois des héros militaires et des moins que rien ? La réponse à ces questions bien entendu, sera offerte aux spectateurs au terme du récit : la conciliation de ces points de vue est impossible, et c’est bien pour cela que les membres de l’Unité 684 n’existent pas, ne doivent pas exister.
Silmido donc, est bâti autour d’un paradoxe historique, d’une identité - militaire et humaine - improbable. Un paradoxe qui donne naissance à celui, cité plus haut, de la nature du film lui-même. Celui-ci, pour tranformer les faits en film, passe de la dénonciation à la glorification avec une aisance déconcertante. Il est en effet impossible de juger plausiblement les criminels devenus soldats d’élite, tant leur portrait hésite entre la victime et le monstre. Cette dualité, c’est Seol Gyeong-Gu (Kang In-Chan) qui l’incarne le mieux, à la fois respectueux et rebelle, calme et ultra-violent, proche de ses hommes et capable de les tuer. Ces héros sont des gens complexes, car il sont de purs produits de l’aberration militaire qui nous est dépeinte ici : à l’image de leurs supérieurs ambivalents, leur duplicité est erreintante.
C’est peut-être ce point qui empêche Silmido d’être une réussite totale : la violence de la volonté de Kang In-Chan est la seule vérité de cette histoire effrayante, d’un pays en guerre contre lui-même, ainsi que d’un cinéma dénonciateur aux prises avec les exigences commerciales liées à son budget collossal. Néanmoins, on ne peut reprocher à Kang Wu-Seok d’avoir céder aux sirènes du cinéma un tantinet pompeux - et ce notamment dans sa bande-son très Hans Zimmer -, car cela lui a permis d’obtenir la reconnaissance d’un fait jusqu’alors ignoré. La démarche est néanmoins forcément ambigüe, et la narration déséquilibrée de Silmido tout comme sa dualité, prend parfois des allures de prise d’ôtage - de l’opinion, du gouvernement, du spectateur. Reste que l’histoire est passionnante car l’Histoire, la vraie, l’est tout autant ; que les prestations du trio de tête - Ahn Seong-Gi, Seol Gyeong-Gu et Heo Hun-Ho - sont comme toujours exemplaires, et que la fin du film - nihiliste à souhait en dépit de l’esquisse "optimiste" du premier communiqué commun d’engagement pour une réunification pacifique suite au rapprochement des Croix Rouges des deux pays - est ahurissante. En dépit de quelques défauts, Silmido demeure donc un portrait démesurément pertinent de la crise d’identité coréenne de la fin des années 60. Une crise d’identité qui est celle d’un pays divisé, mais aussi d’une volonté de démocratie constamment confrontée à sa propension au pouvoir absolu, au nom de l’abolition du communisme autant qu’au désir, forcément paradoxal, de réunification.
Silmido est notamment disponible en DVD coréen, dans diverses éditions double ou triple DVD, avec sous-titres anglais optionnels. Remerciements... à mon père qui m’avait gracieusement rapporté de DVD directement de Corée ! ;-)







