Suzhou River
Tourné dans l’illégalité au cœur d’un Shanghai underground et méconnu, Suzhou River ne peut laisser indifférent. Dans sa forme, tout d’abord, son image DV grésillante, les tressautements de la caméra au poing et son montage saccadé. Dans le fond, également, qui brouille les pistes, mêle les genres et les personnages, fusionne acteur et spectateur. Déconcertant. On adhère ou non. D’aucuns trouveront la référence à Vertigo de Hitchcock trop appuyée, d’autres au contraire loueront la témérité du jeune Lou Ye. Il casse les codes, contourne la censure, et s’ancre indéniablement dans cette 6ème génération de réalisateurs chinois, au cinéma contemporain, social, rebelle. Le soin apporté à cette production (pourtant petit budget), l’originalité de la mise en scène et des comédiens magnifiques en font à mon avis un très digne représentant.
Deux histoires d’amour, l’une vécue par le narrateur, l’autre qu’il semble avoir inventée, finissent par se mêler, unies par le physique semblable de deux femmes. A travers Shanghai, Mardar recherche obstinément Moudan, son amante, qui lui a échappé après une dispute. Le narrateur, qui met en scène cette histoire, se retrouve vite impliqué, car Moudan ressemble étrangement à Mei Mei, sa propre compagne.
Si les thèmes du double et de quête obsessionnelle font évidemment écho au Vertigo d’Hitchcock, le traitement narratif ainsi que les méandres de l’histoire rendent ce Suzhou River beaucoup plus ambigu. La majeure partie du film est montrée du point de vue du narrateur qui se retrouve hybride de réalisateur et de spectateur. Ce parti pris rend douteux la réalité de l’histoire d’amour entre Moudan et Mardar, pourtant véritable sujet du film. La rencontre de Mardar avec Mei Mei et le narrateur, qui marque la collision des deux histoires est encore plus déstabilisante et brouille définitivement la frontière entre réalité et fiction, vérité et mensonge. « Ma caméra ne ment pas » affirme ironiquement en préambule le narrateur vidéaste. On est en droit d’en douter, même si Xun Zhou, exceptionnelle, réalise la performance de jouer successivement les deux personnages féminins, physiquement identiques et pourtant si différents. Plutôt que de s’interroger sur la réalité de l’histoire, qui pourrait bien être une fantaisie issue de l’imagination d’un narrateur qui reste dans l’ombre pour tirer les ficelles, il est préférable de se laisser porter par le destin des protagonistes, par une trame qui coule telle la rivière du titre.
La rivière Suzhou pourrait bien être le personnage principal du film. Témoin privilégié des vies, des bonheurs et des drames qui se déroulent sur ses rives, elle est également porteuse de ces histoires, qu’elle charrie au travers de ses eaux opaques et qu’elle influence par sa seule présence. Centre géographique du film, elle est aussi partie prenante de l’histoire, recueillant Mei Mei, qui vit sur une péniche, ainsi que Moudan, qu’elle fait disparaître dans ses flots. La rivière et ses eaux sombres, métaphore de la vie, est donc l’origine et la fin, recelant, cachés aux yeux de tous, les multiples destins d’hommes et de femmes passés et à venir. La volonté de Lou Ye de filmer autour de la rivière Suzhou conditionne également la vision qu’il donne de Shanghai. Loin des clichés de la ville nouvelle et moderne, on découvre une ville grisâtre, bétonnée et sale. Les conditions d’illégalité dans lesquelles le film a été tourné révèlent ce Shanghai underground et influencent également le style de la réalisation. L’utilisation au poing d’une caméra DV, le cadrage approximatif, l’image instable, tout concourt à la facture documentaire de l’œuvre. Le cadrage approximatif à hauteur d’homme et la subjectivité du point de vue facilitent l’implication du spectateur - voyeur passif - dans l’histoire ainsi que son attachement aux personnages.
Ces derniers se veulent caractéristiques de la jeunesse chinoise de la fin des années 2000. En quête de repères, désorientés par l’évolution débridée de leur pays, ils sont pris entre tradition et modernité. Les dédoublements du film (Mei Mei/Moudan, le narrateur/Mardar) et la présence d’un personnage sans visage insistent sur cette perte d’identité. Plus encore, le narrateur, qui se réduit finalement à un numéro de téléphone taggé au pochoir sur les murs de Shanghai, ressent le besoin de vivre à travers l’histoire d’un autre (qu’il met lui-même en scène). Mi ironique, mi sérieuse, Mei Mei avouera même à Mardar cette quête d’identité : « Suis-je celle que tu cherches ? » Cette interrogation fait écho à un autre grand thème cher à Lou Ye, la solitude. La quasi-absence du mot « amour » dans le film est surprenante. Les protagonistes recherchent plutôt la compagnie, et craignent par-dessus tout cette solitude. Ils hantent les bars, attirés par des néons fluorescents, seule touche de couleur d’un film aux tons ocre, ternes, mélancoliques.
En dépit de cette mise en images maussade et de certains mouvements de caméra exagérément saccadés, Suzhou River est une superbe relecture du Vertigo de Hitchcock. Original dans sa forme comme dans son contenu, le film intègre en outre nombre de thèmes contemporains chers aux réalisateurs « clandestins » de la 6ème génération. Alors, comme le narrateur dans le final, fermons les yeux et laissons nous porter en attendant que la rivière de la vie - et Lou Ye - nous amènent leur prochaine histoire...
Edité en DVD simple ou en coffret prestige chez One Plus One, on ne saurait trop conseiller le coffret, comprenant deux films supplémentaires, Shower et Beijing Bicycle, ainsi qu’un essai sur le cinéma chinois passionnant. Du point de vue technique, l’image est fidèle au tournage DV avec un minimum de défaut de compression et le son stéréo très correct. Complétée d’une brève analyse, d’un court-métrage inédit et des traditionnelles bande-annonce et filmographies, c’est une belle édition pour découvrir le film dans les meilleures conditions.



